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M. Bluntschli, « de modifier opportunément sa constitution. » Il n’entend pas sans doute qu’une constitution monarchique ne puisse jamais se modifier que dans un sens monarchique, sur l’initiative du prince lui-même, car il admet la légitimité des révolutions dans certains cas exceptionnels, mais toujours possibles, « lorsque les voies de la réforme sont absolument fermées. » Alors, dit-il, « la révolution se justifie par la nécessité du développement indispensable et du salut de la nation, » et il cite l’opinion de Niebuhr, « homme d’état si conservateur que la révolution de 1830 lui brisait le cœur : » — « Celui qui nie l’axiome : nécessité fait loi (Noth kennt kein gebot), autorise toutes les horreurs. Lorsqu’un peuple est foulé aux pieds et mutilé sans espoir d’amélioration, lorsque le tyran méconnaît tous les droits et ne respecte pas même l’honneur des femmes, comme les Turcs à l’égard des Grecs, il y a nécessité impérieuse, et la révolte est aussi légitime qu’un autre acte. Il faut être bien misérable pour le contester. »

On voit combien, sur ces questions délicates entre toutes, la pensée de M. Bluntschli est incertaine. Nous qui admettons pleinement la souveraineté nationale, nous n’irions pas aussi loin dans la justification des révolutions. Nous ne saurions reconnaître ce prétendu « droit de nécessité, » qui, dans la définition qu’on en donne, n’est autre chose que la maxime si dangereuse du « salut public » Une révolution ne peut être légitime que lorsqu’elle est provoquée par une usurpation manifeste, par une violation flagrante du droit établi ou de certains principes de droit naturel qui sont dans toutes les consciences. Tout le monde sent si bien que la nécessité seule ne fait pas le droit que, dans les révolutions comme dans les guerres internationales, chaque parti tient à mettre en avant quelque raison proprement juridique. On invoque une charte ou un traité, ou, si l’on n’est armé d’aucun texte positif, on se fait honneur de défendre des droits sacrés, tels que ceux de la propriété, de la famille, de la foi religieuse. Ce sont de tels droits et non la pure nécessité qu’invoquaient ces insurgés grecs dont la révolte paraissait si légitime au conservateur Niebuhr. L’histoire juge les motifs ou les prétextes allégués de part et d’autre, et elle peut faire entrer en ligne de compte des raisons d’opportunité ou de nécessité ; mais ses arrêts n’ont un caractère moral, ils ne sont sanctionnés par la conscience de l’humanité que s’ils se fondent, avant toute autre considération, sur des raisons de droit ou de justice.

Une nation, dans la théorie de M. Bluntschli, n’existe en fait que lorsqu’elle possède une organisation politique ; elle peut exister en puissance lorsqu’un peuple est suffisamment préparé à recevoir une telle organisation ou lorsqu’il l’a perdue par un fait d’usurpation et de violence, C’est le « principe des nationalités. » M. Bluntschli ne