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paisiblement ; mais il fallait toujours compter avec deux ennemis implacables : le fisc et le pouvoir absolu.

La vénalité n’était point encore définitivement établie que déjà la magistrature avait à subir les plus dures vexations. Au XVe siècle, les agens des finances refusaient de payer les gages des présidens et des conseillers du parlement de Paris[1]. Ceux-ci envoyaient alors quelques-uns de leurs collègues ou de leurs sergens, des mangeurs, comme on disait, vivre à discrétion chez les trésoriers. Ils adressaient au roi d’humbles suppliques et lui représentaient leur extrême misère. Lorsque le roi refusait d’accueillir leurs réclamations, ils refusaient de siéger, et c’est en s’attribuant dès le moyen âge le droit de suspendre la justice pour leurs intérêts privés qu’ils se sont affermis peu à peu dans le grand rôle d’opposition politique qu’ils ont joué au déclin de la monarchie. Plus on avance vers les temps modernes, plus l’exploitation devient éhontée et spoliatrice, ce qui n’empêchait pas les bourgeois, enrichis par le travail et l’épargne, de se porter en foule vers les fonctions de judicature, car les rois, tout en les pressurant, les attiraient par des privilèges tellement nombreux qu’il était impossible de les compter, disent les auteurs de la grande Encyclopédie. Ils comblaient les présidens et les conseillers des parlemens de flatteries et d’honneurs ; ils créaient pour eux une noblesse particulière, la noblesse de robe, transmissible d’abord au premier degré, et dans les derniers siècles à perpétuité, quand les titulaires mouraient après vingt ans d’exercice ; à Paris, ils leur donnaient la préséance sur les autres corps de l’état dans les cérémonies publiques et le droit d’entourer le cercueil royal pendant la solennité des funérailles. C’était le miel qui dorait la coupe d’absinthe. Pour garder une si brillante situation, les parlementaires n’hésitaient pas à puiser à pleines mains dans leur escarcelle. Le gouvernement connaissait leur faible, et au moindre embarras financier, il leur soutirait de fortes sommes. Son jeu était des plus simples et des plus immoraux. Sous prétexte que la justice était un attribut incommutable de la royauté et que celle-ci pouvait toujours, quand bon lui semblait, la ramener sous sa main et l’incorporer au domaine, on faisait payer aux titulaires la confirmation des charges qu’ils avaient déjà payées[2]. On réduisait les gages du tiers ou de la

  1. Voir M. Desmaze, le Parlement de Paris, 1860, p. 138 et suiv. L’auteur a relevé, sur les tables de Lenain, toutes les suspensions de l’exercice de la justice pour retenue de gages. Il montre qu’elles remontent beaucoup plus haut qu’on ne le suppose généralement.
  2. D’après des témoignages contemporains, la confirmation de 1580 aurait coûté à la magistrature française l’énorme somme de 140 millions ; mais l’exagération nous parait évidente, et il est difficile d’admettre qu’un seul corps de l’état ait pu trouver parmi ses membres de pareilles ressources, au sortir des guerres civiles. Si le chiffre est exact ; il prouve une fois de plus l’inépuisable vitalité de la France.