Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 34.djvu/623

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. de Caulaincourt pour s’y saisir du duc d’Enghien. On va le ramener ici. — Ah ! mon Dieu, madame, m’écriai-je, et qu’en veut-on faire ? — Mais il me paraît qu’il le fera juger. »

Ces paroles me causèrent le plus grand mouvement d’effroi que j’aie, je crois, éprouvé de ma vie. Il fut tel que Mme Bonaparte crut que j’allais m’évanouir, et qu’elle baissa toutes les glaces. « J’ai fait ce que j’ai pu, continua-t-elle, pour obtenir de lui la promesse que ce prince ne périrait point, mais je crains fort que son parti ne soit pris. — Quoi donc ! vous pensez qu’il le fera mourir ? — Je le crains. » À ces mots, les larmes me gagnèrent, et dans l’émotion que j’éprouvai je me hâtai de mettre sous ses yeux toutes les funestes suites d’un pareil événement : cette souillure du sang royal qui ne satisferait que le parti des jacobins, l’intérêt particulier que ce prince inspirait sur tous les autres, le beau nom de Condé, l’effroi général, la chaleur des haines qui se ranimerait, etc. J’abordai toutes les questions dont Mme Bonaparte n’envisageait qu’une partie. L’idée d’un meurtre était ce qui l’avait le plus frappée. Je parvins à l’épouvanter réellement, et elle me promit de tout tenter pour faire changer cette funeste résolution.

Nous arrivâmes toutes deux atterrées à la Malmaison. Je me réfugiai dans ma chambre, où je pleurai amèrement ; toute mon âme était ébranlée. J’aimais et j’admirais Bonaparte, je le croyais appelé par une puissance invincible aux plus hautes destinées, je laissais ma jeune imagination s’exalter sur lui ; tout à coup le voile qui couvrait mes yeux venait à se déchirer, et par ce que j’éprouvais en ce moment je ne comprenais que trop l’impression que cet événement allait produire.

Il n’y avait à la Malmaison personne à qui je pusse m’ouvrir entièrement. Mon mari n’était point de service, et je l’avais laissé à Paris. Il fallut me contraindre, et reparaître avec un visage tranquille, car Mme Bonaparte m’avait positivement défendu de rien laisser échapper qui indiquât qu’elle m’en eût parlé.

Quand je descendis au salon vers six heures, j’y trouvai le premier consul jouant aux échecs. Il me parut serein et calme ; son visage paisible me fit mal à regarder ; depuis deux heures, en pensant à lui, mon esprit avait été tellement bouleversé que je ne pouvais plus reprendre les impressions ordinaires que me faisait sa présence ; il me semblait que je devais le trouver changé. Quelques militaires dînèrent avec lui ; tout le temps se passa d’une manière insignifiante ; après le dîner, il se retira dans son cabinet pour travailler avec toutes ses polices ; le soir, quand je quittai Mme Bonaparte, elle me promit encore de renouveler ses sollicitations.

Le lendemain matin, je la joignis le plus tôt qu’il me fut possible ; elle était entièrement découragée. Bonaparte l’avait repoussée sur