Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 34.djvu/67

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un léger bruit se fait entendre. Mme Bonaparte se retourne. « C’est peut-être, me dit-elle, Rustan, le mameluck de Bonaparte, qui garde la porte. Ce malheureux est capable de nous égorger toutes deux. » À cette parole, je fus saisie d’un effroi qui, tout ridicule qu’il était sans doute, ne me permit pas d’en entendre davantage, et, sans songer que je laissais Mme Bonaparte dans une complète obscurité, je descendis avec la bougie que je tenais à la main, et je revins aussi vite que je pus dans le salon. Elle me suivit peu de minutes après, étonnée de ma fuite subite. Quand elle revit mon visage effaré, elle se mit à rire, et moi aussi, et nous renonçâmes à notre entreprise ; je la quittai en lui disant que je croyais que l’étrange peur qu’elle m’avait faite lui avait été utile, et que je me savais bon gré d’y avoir cédé.

Cette jalousie qui altérait la douce humeur de Mme Bonaparte ne fut bientôt plus un mystère pour personne. Elle me mit dans les embarras d’une confidente sans crédit sur l’esprit de celle qui la consulte, et me donna quelquefois l’apparence d’une personne qui partage les mécontentemens dont elle est le témoin. Bonaparte crut d’abord qu’une femme devait entrer vivement dans des sentimens éprouvés par une autre femme, et il témoigna quelque humeur de ce que je me trouvais au fait de ce qui se passait dans le plus intime de son intérieur. D’un autre côté, le public de Paris prenait de plus en plus parti pour la laide actrice. La belle était souvent accueillie par des sifflets. M. de Rémusat tâchait d’accorder une protection égale à ces deux débutantes ; mais ce qu’il faisait pour l’une ou pour l’autre était presque également pris avec mécontentement, soit par le parterre, soit par le consul. Toutes ces pauvretés nous donnèrent quelque tracas. Bonaparte, sans livrer à M. de Rémusat le secret de son intérêt, se plaignit à lui, et lui témoigna qu’il consentirait à ce que je devinsse la confidente de sa femme, pourvu que je ne lui donnasse que des conseils raisonnables. Mon mari me présenta comme une personne posée, élevée à toutes les convenances, et qui ne pouvait en aucun cas échauffer l’imagination de Mme Bonaparte. Le consul, qui était encore en disposition de bienveillance pour nous, consentit à penser à cette occasion du bien de moi, mais alors ce fut un autre inconvénient ; il me prit en tiers quelquefois dans ses disputes conjugales, et voulut s’appuyer de ce qu’il appelait ma raison pour traiter de folie les vivacités jalouses dont il était fatigué. Comme je n’avais point, encore l’habitude de dissimuler ma pensée, lorsqu’il m’entretenait de l’ennui que lui donnaient toutes ces scènes, je lui répondais tout sincèrement que je plaignais beaucoup Mme Bonaparte, soit qu’elle souffrît à tort ou à raison, qu’il me semblait qu’il