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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 34.djvu/743

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Espagne, on a remédié aux inconvéniens du mariage en se mariant deux fois. La première fois on se marie sans savoir ce qu’on fait. On est une petite pensionnaire qui prend un homme qu’on lui présente, ou qui le choisit elle-même parce qu’il a une moustache et qu’il danse bien. Naturellement on se trompe ; mais heureusement on ne fait jamais une bêtise sans gagner quelque expérience. Cette expérience acquise met l’ex-petite pensionnaire en état de trouver à vingt-deux ans le mari qu’il lui faut. Ce second mari, qu’on appelle amant, vit en général en très bons termes avec le premier et l’aide à passer le temps. En revanche, le mari ne permet pas que l’amant s’use, ce qui pourrait avoir lieu par suite d’un tête-à-tête continuel. L’amant est obligé d’être aimable, et les occasions de l’être ne sont pas assez fréquentes pour que cela lui soit difficile. Cela fait de très bons ménages. A Madrid, on a grand soin de ne jamais inviter une femme sans son amant, et les réunions tertulias y sont très amusantes parce que chacun apporte avec soi son intérêt. Tout cela est horrible dans votre île d’Albion, et personne ne s’en scandalise au sud des Pyrénées. Chez nous, nous ne sommes ni chair, ni poisson. Nous avons un peu moins de franchise que les Espagnols, un peu moins d’hypocrisie que vous. On accepte une femme qui a un amant quand cet amant est honnête homme, ce qui n’arrive pas toujours. La grande condition du bonheur dans ces liaisons-là, c’est l’amour, un peu rare chez nous. La coquetterie avait arrangé les choses d’une manière charmante à Paris vers 1750. Tout était permis, mais il fallait être aimable. Au fond, la société était organisée pour donner le plus de plaisirs possible, intellectuels et autres. A présent cela s’est fort gâté, parce qu’on devient bête. En outre, les Françaises participent de la nature méridionale et de la nature du nord. Elles ont tantôt de l’entraînement, tantôt des scrupules. Voici ce qui arrive quelquefois. Figurez-vous deux personnes qui s’aiment très réellement, depuis longtemps, depuis si longtemps que le monde n’y pense plus. Un beau matin la femme se met en tête que ce qui a fait son bonheur et celui d’un autre pendant dix ans est mal. « Séparons-nous. Je vous aime toujours, mais je ne veux plus vous voir. » Je ne sais pas, madame, si vous vous représentez ce que peut souffrir un homme qui a placé tout le bonheur de sa vie sur quelque chose qu’on lui ôte ainsi brusquement. L’histoire que je vous raconte est vraie et arrivée à un de mes amis[1]. En Espagne, on meurt en s’aimant. J’ai vu des gens dont les âges réunis faisaient plus d’un siècle

  1. « A mon meilleur ami, » aurait-il pu dire, car, d’après ce que je crois savoir, c’est bien à lui-même que l’histoire était arrivée, et l’amertume de tout ce passage confirme la supposition.