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simple et touchant récit. Il faut croire qu’elle avait ses raisons. D’autre part Etienne Périer ne nous apprend-il pas, dans sa préface, que l’on tenta bien à Port-Royal l’entreprise « de suppléer l’ouvrage que M. Pascal voulait faire, » que « l’on s’y arrêta assez longtemps, » que « l’on avait même commencé d’y travailler, » et que l’on dut finir par comprendre « que ce n’eût pas été donner l’ouvrage de M. Pascal, mais un ouvrage tout différent. » Sans doute, ce ne sont pas là, si l’on veut, des raisons péremptoires de renoncer à toute entreprise de restitution des Pensées, et je ne les donne pas pour des conclusions dont on ne puisse appeler. Je dis seulement que si Nicole, Arnauld, le duc de Roannez et M. de Brienne, qui travaillèrent à la première édition des Pensées, ont pris avec le texte authentique d’étranges libertés, je ne répondrais pas que nous ne prissions, nous, des libertés bien autrement étranges avec l’esprit de l’Apologie de Pascal, en faisant, comme nous le faisons dans nos éditions savantes, voyager d’une page et d’un chapitre à l’autre ces immortels fragmens. Je penche même à croire que si Pascal revenait parmi nous, il se reconnaîtrait plutôt encore dans l’édition de Port-Royal que dans celle de M. Faugère et qu’il serait plus content du duc de Roannez que de M. Molinier[1].

Ces raisons, un peu générales et partant un peu vagues, prendront une force nouvelle si l’on réfléchit à l’importance qu’avait pour Pascal l’ordre du discours. Nous connaissons tous par cœur cette sorte de défi qu’il jetait aux commentateurs à venir, comme s’il les eût devinés empressés à relever ses moindres emprunts : « Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau, la disposition des matières est nouvelle. » Et dans un autre endroit : « J’aurais bien pris ce discours d’ordre comme celui-ci[2], mais l’ordre ne serait pas gardé. Je sais un peu ce que c’est et combien peu de gens l’entendent. » En effet, quand on raisonne comme Pascal, c’est-à-dire en logicien rigoureux « pour qui toutes les vérités sont tirées les unes des autres, » en logicien passionné, qu’une suite de preuves bien disposées enlevait, selon l’expression de Mme Périer, l’ordre est tout, et de la longue chaîne de ses déductions s’il nous échappe un seul anneau, que dis-je, si nous ne connaissons pas le vrai point de départ, c’est exactement comme si nous n’en connaissions rien. Discutait-il d’abord la question des miracles et le problème du surnaturel ? Mme Périer le dit. Commençait-il par « une peinture de l’homme dans laquelle il n’oubliait rien de ce qui peut le faire connaître ? » Etienne Périer l’assure. Ou bien encore, a brisant et anéantissant » l’un par l’autre Épictète et Montaigne « pour faire place à la vérité de l’Évangile, » débutait-il ainsi par une démonstration de

  1. C’était l’avis de A. Vinet, un homme qui connaissait admirablement Pascal et qui le goûtait comme personne.
  2. C’est-à-dire : voilà bien une disposition possible.