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mêlé aux derviches exécutant les farandoles les plus violentes, j’ai même touché dévotement, avec la foule des fidèles, les habits des saints que les pas du cheval du cheik-el-bekri avaient moulus jusqu’aux os, j’ai visité la mosquée d’El-Azar, je me suis attardé longtemps à regarder les professeurs et les élèves réciter le Coran en balançant le haut de leur corps en avant et en arrière. J’ai fait tout cela en costume européen, avec un de ces chapeaux qui irritent si vivement le goût des Orientaux. Jamais cependant je n’ai été l’objet ni d’un regard inquiétant ni d’un geste farouche. A la vérité, j’ai été traité parfois de nasara, ce qui n’a rien de blessant, puisque cela signifie tout bonnement chrétien, et de kamzir, ce qui est le nom d’un animal également prohibé par le culte israélite et par le culte mahométan ; mais c’est en tous temps le sort de tous les voyageurs : aux époques les plus calmes, personne n’est revenu d’Egypte sans avoir entendu ce mot malsonnant retentir mainte fois à ses oreilles.

En cherchant à semer la crainte dans l’esprit des Européens, le but du khédive était, non pas de renverser les ministres anglo-français, mais de faire d’eux de simples instrumens comme l’avaient été jusque-là tous ses ministres indigènes. Il avait songé d’abord à présider lui-même le conseil des ministres. Voyant que cette solution ne serait jamais acceptée, il s’était décidé à donner à son fils, le prince Tewfik, la présidence qu’on lui refusait à lui-même; mais à la condition de composer la partie indigène du conseil de ses familiers les plus intimes, d’hommes sur lesquels il pût compter pour diriger son fils et pour entraver sérieusement les ministres européens. Le prince Tewfik ne lui inspirait pas une confiance absolue. D’un caractère doux, un peu timide même, le prince n’avait jamais osé s’opposer directement aux volontés paternelles; mais sa manière de vivre simple et réservée, son grand esprit d’économie, son respect sincère pour la liberté, son attachement solide pour les hommes droits et honnêtes, tout en lui offrait avec les mœurs et la conduite d’Ismaïl-Pacha un contraste frappant. Retiré dans une maison de campagne aux environs du Caire, il était le premier membre de la famille khédiviale qui eût cédé ses propriétés afin d’obéir aux conseils de la commission d’enquête. « Quand il s’agit de l’intérêt de mon pays et de mon père, avait-il dit, je suis prêt à tous les sacrifices. » Ce qui lui restait de fortune, il le consacrait à l’entretien d’une école modèle où de jeunes fellahs reçoivent la meilleure instruction. Quoique très attaché à sa religion, on ne saurait lui reprocher aucun fanatisme. J’ai vu dans son école des élèves occupés à dessiner, contrairement au principe formel du Coran, des figures humaines, et quelles figures! celles de la sainte