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enfin une indépendance gouvernementale à peu près complète. Depuis la chute du ministère européen, ses émissaires avaient prodigué les largesses dans le monde politique turc et dans l’entourage du sultan. Ils avaient si bien fait qu’on ne parlait plus à Constantinople du firman de destitution et que le prince Halim semblait y avoir perdu toutes ses chances. Mais dès que les puissances, afin de ménager l’autonomie de l’Egypte et les droits du fils d’Ismaïl-Pacha, ont conseillé à ce dernier d’abdiquer spontanément, la Porte s’est émue. Prenant les devans, elle a destitué son vassal, non sans l’accabler des plus vifs reproches sur sa coupable conduite, sa mauvaise gestion financière, ses innombrables erreurs administratives. Être accusé par le sultan d’être un souverain prodigue et un détestable administrateur, n’était-ce pas pour Ismaïl-Pacha le plus ironique des châtimens? Ce n’est pas tout. La Porte s’est empressée de profiter de l’occasion pour retirer le firman de 1873, c’est-à-dire l’ensemble des concessions que le khédive avait payées si cher, et pour réduire le prince Tewfik au rôle de simple vice-roi, n’ayant d’autre titre au pouvoir que celui qu’aurait eu le prince Halim lui-même : le libre choix de son suzerain. Certes, rien n’était plus ridicule que de voir le sultan, qui a fait banqueroute, châtier si sévèrement le khédive d’une simple déconfiture. Mais la punition d’Ismaïl-Pacha devait être complète; une dernière folie devait lui faire perdre tous les fruits de son règne; ce qu’il avait fait de bien comme ce qu’il avait fait de mal devait tomber avec lui. Pour n’avoir jamais compté que sur la puissance de l’argent, pour s’être entouré d’hommes animés des mêmes sentimens que lui, pour n’avoir pas pu supporter plus de six mois d’être servi par des conseillers intègres, économes et sincères, il s’est vu en un jour privé de tous les appuis qu’il avait travaillé dix-huit ans à élever autour de son trône et de sa dynastie. Seul, sans partisans, sans amis, sans protecteurs, chassé de ses états où il avait exercé si longtemps un si orgueilleux despotisme, il ne lui est plus resté d’autre ressource que d’écrire au sultan qui le destituait : « Je te demande l’autorisation de venir à Constantinople où je serai heureux d’essuyer avec ma face la poussière de tes babouches. Je sollicite uniquement la faveur de m’abriter dans le sein de ta clémence et de vivre sous ton aile protectrice et bienfaitrice; » humble prière qui, pour comble d’infortune, a été repoussée avec dédain !


GABRIEL CHARMES.