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II.

Bertel Thorvaldsen était fils d’un artisan de Copenhague et d’une paysanne du Jutland[1]. Gottskalk Thorvaldsen sculptait dans les chantiers de la marine danoise ces colossales et grossières figures de bois qui jadis, beaucoup plus qu’aujourd’hui, ornaient la proue des vaisseaux. Pour le jeune Bertel ce fut une première chance. Au lieu de lutter contre sa naissance, comme tant d’autres artistes fils d’ouvriers, et de chercher péniblement sa vocation, il trouva tout d’abord dans la profession de son père une occasion de la révéler. On le voyait tout enfant quitter les jeux de ses camarades pour venir seul, au milieu de la place Royale, contempler la statue équestre de Christian V. Puis lorsqu’il allait retrouver son père aux chantiers du port, il saisissait ses outils et de ses petites mains commençait à tailler des figures qui étonnaient tous les compagnons.

Rien n’est plus fréquent, dans l’histoire de toutes les écoles, que ces destinées d’artistes issus de la plus humble origine. On a pu lire ici même, il n’y a pas longtemps, le singulier roman du peintre Laurens. Mais ces vocations puissantes sont presque toujours aidées d’heureuses circonstances, un beau ciel, l’éclat des œuvres d’art et surtout l’exemple de concitoyens illustres qui les entoure comme une contagion féconde ou un courant irrésistible. Rien de pareil pour l’apprenti de Copenhague. Au moment où il vint au monde, les arts, déjà si vieux dans presque toute l’Europe, venaient à peine de naître sur cette terre brumeuse et froide du Danemark. Non pas que la civilisation y fût plus retardée qu’en d’autres contrées; mais toutes les races n’ont pas les mêmes aptitudes. Comme les Anglais, les Danois se souciaient plus d’agriculture, de marine et de commerce que de statues et de tableaux. C’était aux pays étrangers que les rois de Danemark demandaient les ornemens de leurs palais et le luxe de leur cour. Lorsque, vers la fin du XVIIe siècle, ils s’avisèrent de protéger les beaux-arts et de les acclimater chez eux, leurs premiers artistes vinrent de France. Il fallait en ce temps-là, pour bien faire, imiter le goût français et la cour du grand roi. Tout devait être à la mode de Versailles. Jacques d’Agar devint peintre des portraits de la cour de Danemark. L’Amoureux exécuta en 1688 la statue équestre de Christian V, et Saly, un demi-siècle plus tard, celle de Frédéric V, beaucoup plus belle. Les élèves de

  1. On lit dans quelques dictionnaires que Bertel Thorvaldsen naquit pendant une traversée de Reikiavik à Copenhague. C’est une erreur que M. Plon a rectifiée d’après les meilleurs biographes. L’artiste est né à Copenhague en 1770.