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la politique courante. Quand on raisonne avec fureur sur les principes sociaux ou antisociaux, sur la propriété collective, sur l’émancipation des femmes, sur les unions libres, on a moins de temps pour critiquer le budget, et quand on attribue les maux dont nous souffrons soit à quelque bévue du grand mécanicien qui nous a fabriqués, soit à quelque vice originel dans l’agencement des cellules ou de l’œuf d’où nous sommes sortis, on devient plus indulgent pour M. de Bismarck, qui « laisse gémir les persuadés, déclamer les frondeurs et se contente d’agir. » L’Allemagne est aujourd’hui une monarchie militaire, tempérée non par des chansons, car on n’y chante pas tous les jours, mais par des théorèmes, et dans cette monarchie le gouvernement a le droit de tout faire ou peu s’en faut, tandis que de leur côté les philosophes, en dépit des lois de sûreté, ont le droit de tout dire et de tout écrire, ou il ne s’en faut guère.

Jamais la fureur de tout remettre en discussion n’avait sévi en Allemagne avec autant d’intensité que depuis l’institution du nouvel empire. Il n’est pas à cette heure, de l’autre côté du Rhin, un seul principe dont tout le monde convienne. Gœthe prétendait qu’au grand jour de la rétribution finale le souverain juge, après avoir mis les boucs à sa gauche et prié les brebis de passer à sa droite, ajouterait : « Quant à vous, gens de bon sens, placez-vous devant moi, afin que j’aie le plaisir de vous regarder. » Les gens qui ne sont ni boucs ni brebis et qui ont du bon sens s’appellent en Allemagne des conservateurs libéraux ou des libéraux plus ou moins progressistes ; mais ils ont beaucoup de peine à se faire entendre au milieu du tumulte que font les exagérés de toute espèce. Le malheur du bon sens est qu’il ne fait pas de bruit ; il n’aime pas à crier, et lorsqu’il se trouve en compagnie de gens qui crient, il prend facilement son parti de se taire.

On déraisonne à gauche, on déraisonne adroite. Pour être un conservateur authentique, pour en mériter à Berlin le titre et les honneurs, il faut déclarer bien haut que le progrès est un leurre et un mensonge, que le régime parlementaire est une invention impie et criminelle, que les soi-disant libertés nécessaires sont des dangers publics ; il faut croire aussi, comme le comte de Boulainvilliers, que le système féodal fut le chef-d’œuvre de l’esprit humain, qu’on se portait mieux d’âme et de corps dans le temps où on avait plus de casques que de chemises et où les rois couchaient avec leur couronne, que les âges de foi naïve ont vu fleurir tous les genres de vertus et de bonheur, et que la révolution française a gangrené l’Europe jusque dans la moelle des os. Ces âpres censeurs de la révolution oublient que la rage de décrier son temps et de chercher l’âge d’or dans le passé est une maladie fort ancienne, que les âges de foi naïve l’ont déjà connue. Tel prédicateur du XVIIIe siècle affirmait que cent ans auparavant tous les hommes sans exception