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avons bien peur que son raisonnement ne corrige personne. Plus d’un bourgeois qu’on pourrait citer, qui, suit inconséquence, soit affectation, maudit la révolution et ses suites fatales, serait bien attrapé si quelque puissant génie, le prenant au mot, rétablissait dans ce monde les inégalités qu’elle a supprimées et en retirait les douces franchises, les aimables commodités de la vie qu’elle y a introduites au profit des petites gens ; ce bourgeois ne laissera pas cependant de battre jusqu’à la fin sa nourrice. Rien n’est plus charmant que de manger le beurre et d’en mal parler ; c’est se procurer tout à la fois les plaisirs de l’estomac et ceux de l’ingratitude, qui au dire des ingrats sont les plus vifs de tous.

Si les féodaux de Berlin regrettent l’âge d’or, s’ils condamnent les libertés constitutionnelles et ce qu’on appelle les idées de 89 comme une invention funeste, les démocrates socialistes de Leipzig et d’ailleurs traitent le libéralisme de superstition surannée, et ne se lassent pas de lui reprocher son impuissance à résoudre la question sociale. Passe encore si les opinions libérales n’avaient affaire qu’aux féodaux et aux socialistes, mais elles sont combattues aussi par des hommes qui, sans être ni réactionnaires ni révolutionnaires, se flattent d’avoir inventé certaines recettes destinées à guérir tous les maux et qui exigent que les gouvernemens se servent de leur autorité pour en imposer l’usage à tout l’univers. C’est une opinion dominante aujourd’hui dans les universités allemandes que tout le bien qui peut se faire dans le monde ne peut être que l’ouvrage de l’état et doit s’accomplir par voie de décrets. Nombre de professeurs allemands sont intimement convaincus qu’il est possible de décréter l’abolition de la misère, de décréter la bière à bon marché et le perfectionnement de la littérature dramatique, de décréter la vertu et le bonheur. Les libéraux se défient beaucoup des décrets ; ils ne croient qu’aux longs efforts, aux réformes lentes et pacifiques, ils croient surtout à la liberté, c’est leur métier, et ils la réclament pour tout le monde, pour les riches comme pour les pauvres, pour les dévots comme pour les incrédules. — « Les libéraux sont des gens bien malheureux, nous disait dernièrement un libéral ; ils sont condamnés dans ce monde comme cléricaux, et ils seront damnés dans l’autre comme philosophes. » C’est leur faute à vrai dire ; ils veulent qu’on ait le droit de chanter la Marseillaise et ils veulent aussi qu’on ait le droit plus précieux encore de ne pas la chanter. C’est le moyen de ne contenter personne, car l’intolérance est le fond de l’homme.

Nous avons sous les yeux, avec plusieurs autres, un livre allemand, intitulé : les Préjugés de l’humanité[1]. Bien qu’il ait été imprimé à Vienne, on peut le considérer comme un précieux échantillon de ce

  1. Die Vorurtheile der Menschheit, von Lazar B. Hellenbach. Vienne, 1879.