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parvenaient pas à s’entendre, le tribunal décidait. Cela s’appelait l’antidosis, et M. Hellenbach s’en est souvenu.

Le propriétaire A, soit indolence, soit maladresse, cultive mal son champ. B, qui n’en a point et qui désire en avoir un, se persuade que, s’il possédait celui de A, il lui ferait produire davantage, et il s’engage à payer à l’état un impôt plus fort. Il demande à A combien il estime son champ, et il double l’estimation. M. Hellenbach propose que dans ce cas A soit exproprié au profit de B. La terre sera ainsi possédée par le plus méritant, et le fisc comme la société tout entière s’en trouveront bien. M. Hellenbach est plus sincère dans sa philanthropie que tel démocrate socialiste ; mais les socialistes ont un système, la charité de M. Hellenbach est sans méthode. Les mesures qu’il propose se contrarient. Sa loi sur l’héritage des célibataires était destinée à venir en aide aux petits et aux souffrans ; sa loi d’expropriation ne sera favorable qu’aux forts et aux habiles. Quelques tempéramens qu’il apporte dans l’application, il y a dix à parier contre un que B sera un spéculateur heureux, que A sera un pauvre diable lésé dans ses droits les plus chers, à qui on ôtera difficilement de l’esprit que ce monde tel que Dieu ou les cellules l’ont fait vaut encore mieux que celui que fabriquent les utopistes. Il maudira les docteurs qui mettent la propriété en circulation et se vengera d’eux en se faisant socialiste. La terre rapportera-t-elle davantage ? Nous en doutons. On ne la cultive bien que lorsque l’on est sûr de la posséder toujours. M. Hellenbach, qui parle de l’amour en connaisseur, presque en gourmet, ne compte pas assez avec celui qu’on a pour son jardin. Qui n’adore son jardin ? On y enfouit son âme avec ses sueurs, on y découvre mille beautés qui n’y sont pas ; l’invisibil fa vedler l’Amore.

Nous ne savons si les mesures que recommande ce grand ennemi des préjugés ont quelque chance d’être agréées en Autriche ou en Allemagne ; mais nous savons que le gouvernement qui hasarderait de les proposer en France aurait de courtes destinées. L’autre jour, au banquet de la préfecture de l’Aisne, M. le président du conseil parlait en excellens termes de « cette population sage et laborieuse qui, laissant gronder au-dessus d’elle les petites tempêtes de la vie parlementaire, travaille, produit, épargne en paix, sachant qu’elle peut avoir confiance dans le gouvernement qu’elle s’est donné. » Cette population a été enfantée par la révolution française, qui en créant la petite propriété a fait de ce pays la société la plus conservatrice d’elle-même qu’il y ait en Europe ; ce n’est pas le moindre de ses bienfaits. Jamais cette population sage et laborieuse n’admettra que B soit autorisé à prendre le champ de A, et les utopies ne sont pas son fait. M. Hellenbach est tour à tour trop sceptique et trop crédule. Il méprise les préjugés des autres, il a le sien, qui est de croire à la vertu des panacées sociales.