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loin de cette œuvre de convention à la première idée de l’artiste ! Aussi Thorvaldsen, mécontent de ne pouvoir travailler à son gré, mit-il plus de huit ans à exécuter la statue, sans se soucier des réclamations des Polonais. Le bronze ne fut coulé qu’au moment de la guerre de Pologne, si bien que le général russe Paskévitch, en prenant Varsovie, se le fit adjuger, le transporta chez lui à la campagne et en fit un saint Georges ! Au fait, pourquoi ce guerrier antique ne figurerait-il pas aussi bien saint Georges que Poniatowski?

Ainsi emprisonné pour l’exécution d’une œuvre qui serait devenue, on peut le croire, la plus belle statue équestre du monde, Thorvaldsen subit la même sorte d’esclavage quand il eut à faire le tombeau de Pie VII. Avant de juger ce monument, le plus connu, par sa situation dans Saint-Pierre de Rome, et, malheureusement aussi, le plus discuté de tous les grands ouvrages de Thorvaldsen, il faut se rappeler d’abord son histoire. On a bientôt fait d’accuser chez un artiste l’indigence de la pensée et le vide ou la lourdeur de son travail. Peut-être serait-il plus équitable de s’informer d’abord de ce qu’on lui a commandé et imposé, et ensuite d’examiner s’il n’y a pas dans cette vaste composition assez de mérites et de beautés pour en atténuer les défauts.

Le cardinal Consalvi, par un sentiment de reconnaissance, voulut élever à ses frais le tombeau de Pie VII, qui était pauvre. Car les plus grands papes, si leur famille ne peut y pourvoir, risquent de n’avoir pas après leur mort le moindre monument. Consalvi, dans son testament, avait désigné pour cet ouvrage Canova d’abord, et à son défaut le célèbre chevalier Thorvaldsen. Canova mourut, et Pie VII ayant aussi précédé dans la mort son illustre secrétaire d’état, celui-ci fît appeler Thorvaldsen et lui confia le monument projeté. L’honneur était si grand, si inouï, pour ce Danois luthérien de sculpter le tombeau d’un pape dans la basilique de Saint-Pierre, qu’il accepta tout d’abord avec la plus vive reconnaissance, sans regarder ni aux clauses étroites de la commission, ni aux déboires qu’il devait attendre de l’envie. Refuser cette tâche eût été un manque de cœur et une ingratitude envers les princes de sa patrie adoptive. Thorvaldsen aima mieux risquer sa réputation en acceptant un sujet fort éloigné non seulement de ses croyances, qui n’étaient pas très ferventes, mais de ses connaissances et de ses habitudes d’esprit.

Le cardinal exigeait donc dans sa fondation, entre autres conditions expresses, que la statue du pontife, qui devait, suivant la tradition, surmonter l’urne sépulcrale, serait accostée de deux figures allégoriques représentant la Force et la Sagesse, deux éminentes vertus du pape Chiaramonti. Or les images allégoriques, surtout celles qui figurent des conceptions purement religieuses,