Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 35.djvu/440

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Rien de semblable ne m’apparaît dans les œuvres littéraires de l’école naturaliste. Elle trouble, inquiète, irrite tour à tour; elle ne connaît ni la paix ni la sérénité : elle peint des malades, elle est une malade elle-même. Elle est l’incarnation d’une époque tourmentée et fiévreuse; elle a la fièvre et s’applique à nous la donner à tous. Hélas! depuis vingt-cinq ans, nos nerfs n’ont été que trop agités, nos consciences aujourd’hui ne sont que trop ébranlées. Ce que demande notre société, c’est le calme; ce dont elle a besoin, c’est la santé. Les écrivains utiles à la France, ceux aussi qui prendront sur elle un durable empire, ceux qui l’aideront à se relever et auront place dans sa reconnaissance, ce sont les écrivains qui lui referont une âme virile. Ceux-là ne lui viendront pas de l’école naturaliste. Ils seront des naturalistes au sens vrai du mot, des observateurs de la réalité, mais occupés d’autre chose que de décrire les verrues des visages ou d’observer complaisamment de vilains cas pathologiques. La république n’a pas de raison d’être, si elle n’est pas le gouvernement où les âmes sont le plus vraiment fières et libres : une démocratie qui n’aurait pas la passion de la beauté et de la grandeur morale serait la plus honteuse déchéance de l’humanité. Les artistes de la démocratie athénienne, celle qui est restée la gloire du monde, s’appelaient Ictinus, Phidias, Myron, Scopas, Praxitèle; ses poètes s’appelaient Sophocle, Euripide, Ménandre; ses orateurs Périclès et Démosthène : ils auraient désavoué les naturalistes, et les naturalistes le leur rendent.

Attendons et laissons passer le sabbat. Le naturalisme a un ennemi plus redoutable que ses adversaires, à savoir lui-même. Quand il aura péri sous ses propres excès et n’appartiendra plus qu’à l’histoire, les critiques feront alors du récit de sa grandeur et de sa décadence un curieux chapitre des livres que lira le XXe siècle. Ils montreront pour quelles raisons la mode l’a tour à tour subi, acclamé, puis abandonné. Ils auront quelque peine peut-être à faire comprendre à leurs lecteurs et les colères et les enthousiasmes qu’il a soulevés, Ils diront qu’avec tous ses défauts il a cependant rendu quelque service aux lettres françaises, qu’il a achevé la ruine de certaines conventions déjà fort ébranlées, qu’il a déblayé le terrain pour d’autres qui sont venus après et préparé la voie à un art plus libre. Peut-être y aura-t-il alors encore, après le désastre du système littéraire, un écrivain que le grand naufrage n’aura point emporté, auquel les amis de la littérature, presque également attirés et repoussés par lui, feront une place dans leurs bibliothèques. On continuera cependant de le lire, non à cause de ses théories, mais en dépit d’elles, pour la vigueur de ses peintures, pour la puissance de ses conceptions, pour la façon magistrale dont il a souvent manié la langue française. C’est la grâce que je lui souhaite, et malheureusement la seule que je puisse lui souhaiter.


CHARLES BIGOT.