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liberté du vaudeville qu’il abdique, le droit d’interrompre à son gré la suite naturelle de l’intrigue, le droit de s’échapper à tout coup vers la fantaisie, le droit de s’amuser lui-même à ses propres inventions, le droit enfin de faire dans les chemins de traverse et ses plus heureuses rencontres et ses plus joyeuses trouvailles. Il faut de l’esprit à ce jeu? qui en doute? et de la verve? qui le nie? mais vous voyez bien que c’est un jeu, et qu’il faut le prendre comme tel, c’est-à-dire comme la négation même de toutes les qualités qui font l’œuvre littéraire, depuis qu’il y a des hommes et qu’ils écrivent.

La foule y court cependant, elle y rit, elle y applaudit : je ne m’en étonnerai pas plus que de la voir courir à l’opérette, au mélodrame, à la féerie. Mais si la foule est juge de son plaisir, elle n’est pas ni ne peut être juge de la qualité de son plaisir. Voilà le point. Il y a de sots plaisirs, et la morale est d’accord avec l’hygiène pour nous enseigner qu’il y en a de dangereux. Le rire du moins est bon, dit-on, sain et fortifiant : c’est à savoir s’il l’est toujours, et quand il n’a rien de desséchant, ni de cruel, il reste encore à se demander s’il n’a pas souvent quelque chose de niais. Or est-il vrai que le vaudeville fonde son succès précisément sur la niaiserie publique, je veux dire sur cet étrange besoin que nous éprouvons parfois de nous délasser du travail de la pensée dans les ébattemens et les ébrouemens du gros rire? Est-il vrai qu’il spécule systématiquement sur la vulgarité des moyens et sur le mauvais goût de la salle? qu’il n’hésite jamais, par exemple, entre un trait de satire qui se: ait unirait de caractère ou une plaisanterie qui fera trépigner le parterre d’aise et de contentement? qu’il se fasse une loi de corrompre lui-même ses meilleures imaginations et de les gâter, de les défigurer à plaisir, poussant à la caricature, détournant les personnages de leur caractère, l’intrigue de sa marche, les mots de leur usage, heurtant et choquant, à chaque repartie, de propos délibéré, le bon sens, le bon goût, voire quelquefois les plus simples convenances? Il n’en faut pas davantage, et la cause est entendue. Je n’ignore pas que l’on invoque ici le nom de Molière, et le Bourgeois gentilhomme, et le Malade imaginaire, et Monsieur de Pourceaugnac. C’est encore un de nos argumens en vogue, et l’on entend répéter que, si Molière vivait de notre temps, il porterait le Misanthrope à la Comédie-Française, et Monsieur de Pourceaugnac au théâtre du Palais-Royal. Et quand il serait vrai? pourquoi donc ici la superstition nous fermerait-elle la bouche, à nous, qui jusque dans les livres élémentaires osons bien reprocher à Corneille ses déclamations rimées ou sa prétendue fadeur à l’auteur de Bérénice? et par quelle fausse honte balancerions-nous à reconnaître enfin qu’il n’y a rien de si gai dans la cérémonie du Malade imaginaire, ou que la cérémonie du Bourgeois gentilhomme est médiocrement divertissante? Eh oui, Molière, « trop ami du peuple, » a flatté quelquefois, aussi lui, la sottise publique, et, directeur d’une troupe qu’il fallait faire vivre, en même temps qu’auteur,