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voulu représenter? L’incertitude est permise à cet égard. Mais, pour le piquant de l’effet et l’impression de la réalité, ce petit paysage rappelle les eaux-fortes les plus heureusement enlevées et semble, comme elles, exécuté en face de la nature. En revanche, trois autres paysages de Rembrandt, œuvres plus importantes et plus travaillées, nous paraissent avoir un tout autre caractère. Le hasard fait que l’un de ces paysages (musée de Cassel, n° 372) reproduit, à peu près exactement, la disposition et les élémens principaux du Coup de soleil de Ruysdael que nous avons au Louvre (n° 473) : une plaine avec un cours d’eau que traverse un pont, puis des bois dominés par des côtes semées d’habitations et de ruines. Mais quel contraste entre les deux œuvres! Chez le grand paysagiste, tout est clairement indiqué, et sous la lumière d’un jour froid, les moindres détails de cette contrée (on croit que c’est la Gueldre), apparaissent écrits en termes d’une justesse et d’une précision extrêmes. La poésie naît de l’accord de tous ces élémens pittoresques, de la vérité de l’effet, de la pâleur de ces reflets mobiles que de légers nuages promènent sur le dos des montagnes et qui semblent fuir sous vos yeux eux-mêmes, Rembrandt au contraire, enveloppant dans une ombre colorée et intense toute la nature, la laisse supposer plus qu’il ne la montre ; il sollicite votre pensée bien plus qu’il ne la fixe. A mesure que vous pénétrez dans cette atmosphère et que votre regard s’habitue à ces colorations vigoureuses, des formes confuses se meuvent, se démêlent, se dessinent; des barques apparaissent, des fabriques, des villages, une ruine qui rappelle le profil de ce temple de Tivoli qu’on retrouve dans maint tableau de cette époque; un moulin à vent agite ses grandes ailes, des cygnes s’ébattent dans l’eau et au premier plan se dresse sur son cheval un petit personnage à manteau rouge, coiffé d’un de ces énormes turbans qu’affectionnait le maître et qu’ont copiés ses élèves.

C’est à ce même monde étrange et peu réel qu’appartient un autre paysage du musée de Brunswick (n° 688), un peu moins accidenté dans ses lignes, mais auquel les jeux de la lumière et la même tonalité imaginaire prêtent un aspect plus invraisemblable encore. Des nuées épaisses montant vers la droite du tableau escaladent le ciel, s’y étendent, le noircissent par places, et viennent poser sur l’horizon. Une lueur soufrée éclaire vaguement la silhouette d’une ville, des terrains en friche et des cimes d’arbres qu’agitent les frémissemens d’un vent d’orage. Enfin le paysage de Dresde[1], avec des intonations plus franches, n’est pas moins mystérieux,

  1. n° 1232 du catalogue. M. Vosmaer, tout en reconnaissant la valeur de ce paysage, émet des doutes sur son authenticité. A défaut de cette attribution à Rembrandt, nous cherchons en vain quelle autre serait possible.