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lui-même, il veille du moins, quand il se voit débordé, à mettre à l’abri le petit avoir de son fils Titus. Le moment arrive où la gêne déjà ancienne s’aggrave encore d’un état de malaise momentané, mais général, en Hollande; elle devient de plus en plus pressante; bientôt enfin la ruine est irrémédiable. En 1656, il est déclaré insolvable et, vers la fin de l’année suivante, tous ces objets rares et curieux qui faisaient sa joie sont vendus aux enchères et dispersés pour une somme dérisoire et tout à fait insuffisante à combler le déficit.

Agé de cinquante ans, Rembrandt était chassé de sa maison et privé de toute ressource, sans autre asile qu’une chambre d’auberge où il était réduit à vivre misérablement et de crédit. Dans cette extrême détresse, il ne se laisse pas abattre. Il n’a plus d’aide et de consolation à attendre que de son art, il reprend ses pinceaux. Plus opiniâtre que jamais, il se remet à la tâche et manifeste par des œuvres accomplies un génie qu’avaient encore grandi les implacables leçons de l’épreuve. Nous touchons en effet aux années les plus fécondes, aux créations les plus hautes. Dans les portraits de cette période, au respect constant de la réalité viennent se joindre une décision et une liberté d’exécution qu’il avait parfois déjà montrées dans ses compositions, mais alliées jusque-là à des bizarreries ou à des incorrections. Maintenant son goût s’est épuré; il s’est affermi dans ses vues et, sans renoncer aux enseignemens qu’il continuera à demander à la nature, il ne l’abordera plus avec les tâtonnement d’un écolier ni avec les timidités d’un homme qui se laisse dominer par elle et lui subordonne sa personnalité. Il a pris confiance, il se sent en possession des secrets qu’il lui a arrachés par un infatigable travail, indefatigati laboris, dit Sandrart, et ces secrets, il va les dire à sa manière.

C’est ainsi que, sous la date de 1654, il se révèle à nous dans un portrait du musée de Dresde (n° 1223), représentant un vieillard[1] coiffé d’un large béret brun et qui, par son aspect vénérable, ses grands traits et sa longue barbe blanche, rappelle un peu le Léonard de Vinci de Florence. La peinture est très libre, très empâtée, par touches juxtaposées et même un peu heurtées. Mais cette fougue se modère à distance et donne à la couleur une vibration et à l’exécution une solidité extrêmes. La galerie de

  1. Il avait déjà quelques années auparavant, croyons-nous, représenté ce même vieillard dans un portrait que possède également le musée de Dresde (n" 1228); du moins le type est le même ; mais Rigaud, qui avait eu entre les mains cette dernière œuvre, lui a fait subir, peut-être pour la réparer, de nombreuses retouches. Ces repeints d’une facture si différente se remarquent notamment dans les vêtemens, la coiffure, les gants, et sautent aux yeux les moins exercés.