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le peintre a-t-il grandi quand il n’a plus été doublé d’un collectionneur. Dans l’austère nudité de son atelier, demandant à la méditation et au travail les seules satisfactions qu’il pût goûter, Rembrandt ne vivait plus que pour son art, et il allait imprimer à ses créations une grandeur de poésie et une sincérité d’émotion auxquelles il n’avait pas encore atteint.

Le moraliste est au niveau du peintre dans cette belle composition des Travailleurs de la vigne, qui est au Stœdels-Institut de Francfort. Le maître de la vigne, coiffé d’un haut turban, est assis devant une table, ayant à côté de lui le scribe occupé à tenir les comptes. L’ouvrier, qui se croit lésé, tenant d’une main la pièce qu’il a reçue et soulevant humblement sa toque, s’approche pour présenter sa réclamation ; ses compagnons, un peu à l’écart et dans l’ombre, attendent l’issue de la scène. La sobriété et le ton soutenu des colorations, — des verts olivâtres, des rouges et des bruns neutres, — donnent à ce drame muet sa gravité et reportent l’attention sur les visages dont les carnations ressortent vivement. Ainsi rapprochée de l’expression vulgaire et sournoisement obséquieuse de son interlocuteur, la distinction naturelle du maître est tout à fait imposante. Il a la noblesse, la majesté d’un juge. Rien n’égale d’ailleurs la clairvoyance du regard doux et un peu attristé dont il perce les malignes intentions de l’ouvrier. Celui-ci essaie en vain de se soustraire à ces yeux scrutateurs; il ne saurait leur échapper, et déjà retentissent à son oreille ces mots d’une simplicité écrasante : « Mon ami, je ne vous fais point de tort;... votre œil est-il mauvais parce que je suis bon? »

Mais, quelle que soit la gravité de la scène, et quelque intérêt que le peintre ait su lui donner, de cette date même (1656) nous avons au musée de Cassel une œuvre plus importante[1] et plus admirable encore, qui nous paraît marquer le point culminant du génie de Rembrandt. Nous voulons parler du Jacob bénissant les fils de Joseph. Sentant ses forces décliner, le vieillard a fait approcher de son lit les jeunes enfans de son fils bien-aimé. Après les avoir embrassés, il les bénit en mettant sa main droite sur la tête du petit Éphraïm, le plus jeune des deux. Joseph, croyant à une méprise de son père, veut l’éclairer et ramener son bras vers Manassé. La femme de Joseph se tient silencieuse à côté de son mari. Telle est, dans sa simplicité, la donnée à laquelle Rembrandt a imprimé un caractère pénétrant d’émotion et de grandeur. Un lien étroit unit entre elles ces cinq figures, et cependant chacune a sa signification précise. Le patriarche, avec sa longue barbe blanche

  1. Les figures sont presque en pied et de grandeur naturelle.