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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 35.djvu/630

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doctrine est le progrès. Pour Fourier, il ne s’agit plus de progrès, mais de changement absolu; il ne s’agit pas d’aller de mieux en mieux, mais du mal au bien, du malheur absolu au bonheur absolu. Quant au mode d’exposition des deux auteurs, celui de Saint-Simon est beaucoup plus vague. Ce sont des vues plutôt qu’un système. Fourier au contraire a un système rigoureux, fermé, dont on ne peut rien retrancher : tout s’y tient, comme dans le mécanisme d’une horloge. Il est à la fois plus imaginaire et plus positif. Saint-Simon est un brillant improvisateur, et tous les élèves de son école ont le même caractère : ils prêchent, ils prophétisent, et quelquefois ils chantent et ils prient. Fourier, au contraire, est un fouilleur, un mineur, qui creuse jusqu’au dernier filon, qui saisit jusqu’au dernier détail. Le système de Saint-Simon a quelque chose de plus noble, de plus large, de plus libre : il semble que l’on sente le gentilhomme dans ses écrits. Sans doute, c’est le gentilhomme qui a spéculé et agioté sur les biens nationaux et qui a dévoré sa fortune dans toutes sortes d’expériences, pas toujours très fières, sur la vie; mais il y a toujours en lui quelque grandeur. Fourier au contraire est un bourgeois, un marchand, pas même un marchand, un commis-voyageur, et comme il le dit lui-même « un sergent de boutique. » Il apporte dans l’utopie l’esprit du commerce, l’exactitude, le goût des comptes, et un étrange sentiment du réel dans l’imaginaire. C’est une imagination tout à fait originale : rien de vague, rien de vaporeux, rien de laissé à l’inconnu; tout se dessine dans son esprit avec une prodigieuse précision. Il a l’imagination de l’architecte et du général d’armée, et cela appliqué à des édifices qui n’existent pas, à des armées qui n’ont jamais été et qui ne seront jamais que dans son cerveau. Tous les deux, Fourier surtout, ont quelques grains de folie; mais la folie de Saint-Simon ressemble plutôt à de l’illuminisme; celle de Fourier à de l’hallucination. Saint-Simon est un chercheur d’absolu à la Balzac : il y dévorerait des millions. Fourier au contraire a une vie humble, simple, réglée, mais digne, austère et sans désordre. Saint-Simon n’est pas exempt de charlatanisme : il n’y en a pas trace dans Fourier. Il est naïf et croit lui-même à ses plus folles espérances. On pourrait enfin continuer longtemps le parallèle sans l’épuiser. Mais quelques détails sur la vie de notre réformateur seront une préparation naturelle à l’exposition de ses idées.

Charles Fourier est né à Besançon (comme Victor Hugo et Proudhon), le 7 avril 1772, d’un négociant aisé. Il était parent à quelque degré du père Fourier, béatifié par l’église. Il entra dans la vie par le commerce, et il est permis de conjecturer que ce sont les habitudes peu droites, trop souvent répandues dans le commerce, qui ont contribué dans une certaine mesure à lui inspirer la