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heureusement des tableaux très différens. Je n’insisterai pas d’ailleurs sur ces tableaux que l’école phalanstérienne a toujours laissés dans l’ombre. Contentons-nous de dire que toute doctrine qui prétendra toucher à la famille est par là même frappée de mort. Cette vérité est démontrée aujourd’hui par un double exemple. Je n’examinerai pas s’il y aurait lieu d’introduire ou de repousser telle institution qui existe dans d’autres états de l’Europe, par exemple, le divorce. J’y suis opposé pour ma part ; mais c’est une question ouverte. Quant à ce qui est de toucher au principe de la monogamie, il y a là une force traditionnelle si puissante, que c’est une suprême imprudence d’y toucher. Toute polygamie, sous quelque forme qu’elle se présente, entraînera toujours un double péril : l’abaissement et l’asservissement de la femme; l’abandon des enfans. Sur ce point, l’école de Fourier comme celle de Saint-Simon, s’est jetée tout à fait en dehors de la vérité.

Quant à la théorie sociale de Fourier, malgré les chimères dont elle est remplie, elle mérite cependant un sérieux intérêt. De tous les socialistes de notre siècle, Fourier nous paraît le premier et le plus remarquable. C’est lui qui a le plus d’idées, et d’idées ingénieuses. Son système est un peu grossier à la vérité, et l’élément matériel y joue un trop grand rôle; mais cela tient surtout à la nature vulgaire et prosaïque de son imagination. Mais ses idées en elles-mêmes n’ont rien de vulgaire; elles ont même une certaine grandeur. La théorie de l’attraction passionnelle et le principe des attractions proportionnelles aux destinées ont droit à une place dans l’histoire des idées morales. En économie sociale, sa découverte a été le principe de l’association que l’on peut dégager de la forme particulière et utopique qu’il lui a donnée, et qui est appelé à jouer un rôle de plus en plus grand dans l’économie sociale. Quelle est précisément la part de Fourier dans la découverte de ce principe? C’est ce qu’il n’est pas facile de dire: mais cette difficulté se trouve à chaque pas dans l’histoire de la philosophie pour toutes les grandes idées. On ne peut jamais en signaler avec certitude l’inventeur. Quant à la valeur réelle et aux limites du principe d’association, ce sera l’expérience qui prononcera. Mais les conséquences fussent-elles moins étendues qu’on ne l’avait cru et que Fourier ne se l’était imaginé, c’est un démenti auquel doivent s’attendre la plupart des inventeurs. Il n’est pas question d’ailleurs de plaider pour l’utopie du phalanstère qui est bien et pour toujours ensevelie dans l’histoire ; mais il est permis de dire que l’auteur de cette chimère a été un fou de beaucoup d’esprit.


PAUL JANET.