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étrange que d’entendre, dans les lettres qu’à cette date de 1800 elle adresse à son élève, Mlle Leclerc, l’ancienne femme de chambre de Marie-Antoinette nommer familièrement ces futures reines et ces princes en voie d’éclosion : « J’irai demain à Paris, et j’y verrai pour vous l’aimable Caroline et Hortense, » dit-elle dans une de ces lettres. Dans une autre elle invite Mme Davout et son mari à venir prendre dans son pensionnat un thé qui leur sera servi par les plus grandes de ses ex-compagnes, et ajoute : « Il n’y aura d’hommes que vos maris, Jérôme, Eugène et Henri. » Caroline est la future reine de Naples, l’épouse de Murat, Hortense la prochaine reine de Hollande, Eugène est le prince Eugène Beauharnais, Jérôme le futur roi de Westphalie. Quoi donc! il n’y a pas plus de huit ans que Mme Campan vivait auprès de la reine Marie-Antoinette et de Louis XVI, et la société française a été à ce point renouvelée! Connaissez-vous rien qui soit mieux fait pour donner avec plus de vivacité le sentiment que la figure du monde est dans un perpétuel changement, pour parler comme Bossuet après saint Augustin? C’est avec une parfaite justesse que Mme de Blocqueville dit de ces lettres de Mme Campan à son élève, qu’elles sont comme un trait d’union entre l’ancien régime et l’époque impériale; cependant il faut bien vite ajouter que les affinités d’idées et de sentimens sont plus grandes avec l’empire qu’avec l’ancienne monarchie. Par sa naissance, Mme Campan appartenait aux classes nouvellement émancipées, et le ton de ses célèbres Mémoires nous dit assez qu’elle servit la famille royale avec fidélité plutôt qu’avec enthousiasme, et qu’elle observa les mœurs de l’ancien régime avec réserve et équité, mais sans engouement. Il y avait chez elle et chez les siens un certain fonds de libéralisme discret; elle-même et Mme de Genlis se sont chargées de nous apprendre quel rôle son frère, le citoyen Genêt, avait joué dans le parti d’Orléans; quant à elle, elle ne trouva rien dans ses souvenirs qui pût l’empêcher d’applaudir et de prendre part au régime napoléonien avec toute l’ardeur qui était compatible avec son humeur sensée. En lisant les lettres que nous présentent ces Mémoires, il me vient à la pensée que l’influence qu’elle a exercée sur les générations de l’empire a été plus forte qu’on ne l’a dit et qu’on ne l’a su, et qu’on a attribué à de plus illustres une action qui lui appartient. On connaît les modes de costume, d’esprit, et j’oserai dire de cœur de l’époque impériale, les femmes sensibles et essentielles, la sentimentalité conjugale, la maternité attendrie, et d’ordinaire on en fait honneur à l’influence prolongée de Jean-Jacques Rousseau, mais on peut soutenir, sans amour aucun du paradoxe, que cet honneur revient bien plus directement à Mme Campan. Son originalité en matière d’éducation, c’est d’avoir donné à tout ce que lui avait appris l’ancien régime des formes et