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préambule au duo entre Valentine et Raoul, ainsi dans la Muette le personnage de Fenella se transformait, ainsi naissait ce fier duo du second acte : Amour sacré de la patrie, dont Scribe pouvait revendiquer sa bonne part, même comme musicien, en ce sens qu’il fut cause par ses observations qu’Auber, qui d’abord n’avait pas réussi à saisir l’expression vraie, s’y reprit à plusieurs fois. On peut même ajouter que les gourmades et les assauts du librettiste contribuèrent pour beaucoup au succès.

J’ai parlé plus haut de cette langue abstraite si commode aux versificateurs. Scribe ne se gênait guère pour en abuser et n’en trimait pas moins à la besogne. Ces pauvres vers qu’il rimait à coups de dictionnaire et comme au collège on fait un pensum, ces strophes mal agencées lui coûtaient mille efforts. Un jour, Théophile Gautier assistant à la répétition d’une pièce des boulevards, écoutait cette prose avec recueillement et componction, lorsque soudain i! se hérisse, happe une phrase au passage et dit à son voisin, en souriant de son air bonhomme : « Ah diantre ! voilà quatre lignes qui sont écrites en français, je te les dénonce. — Et tu fais bien, car je vais m’empresser de les ôter, » lui réplique alors le voisin qui n’était autre que l’auteur, homme de beaucoup d’esprit et l’un de nos plus célèbres dramaturges et des plus riches, en dépit de Vaugelas. Scribe ne professait pointée dédaigneux parti pris, peut-être même n’aurait-il pas demandé mieux que d’échapper à des critiques qui l’affectaient désagréablement, car ce détestable écrivain avait fait de bonnes études et savait sa langue; mais que voulez-vous? tant de travail et d’effort! Pour cet esprit si abondant en ressources, si doué, si facile sur d’autres points, c’était toute une histoire de redresser un hexamètre, et quand vous appeliez son attention sur ces vers de Gustave :

Mais où donc est ta femme? — Elle est près de la reine
Daignerais-tu, beau page, y porter intérêt?


Il vous répondait : « Eh ! parbleu, je le sais bien, c’est affreux, cela vous horripile; mais pensez-vous donc que j’irai perdre une heure à corriger une faute de grammaire ! » Aussi quelle bonne fortune de rencontrer dans Fenella un personnage qui le dispensait de se mettre martel en tête ! Lui qui prétendait qu’au théâtre les scènes qu’on coupe sont les seules qui ne risquent point d’être sifflées, dut se dire cette fois que la meilleure occasion de ne pas multiplier les mauvais vers était d’écrire un rôle de muette. Et voyez comme il faut toujours se défier des jugemens téméraires; cette chose, en apparence si ingénieusement combinée, ne fut nullement un fait exprès : la sœur de Masaniello devait être dans l’origine un personnage