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nous l’avons dit, pour la première de ces deux batailles, mais nous sommes plus heureux avec la seconde, que Davout lui-même va nous raconter sans vanité d’auteur, de sa plume simple et mâle.


«Ma bien bonne petite Aimée, depuis neuf jours il m’a été impossible de t’écrire faute de communications. Crois que, sachant apprécier les inquiétudes que mon silence t’aura données, j’ai été moi-même très tourmenté. J’espère qu’à l’avenir je serai plus heureux; peut-être que, malgré mon silence, tu auras eu connaissance auparavant cette lettre des rapports sur les opérations de l’armée qui auront dissipé tes inquiétudes sur ton Louis, en même temps que tu auras éprouvé une grande joie de voir qu’une belle occasion s’était offerte de chercher à mériter les marques d’estime et de bienveillance de mon souverain.

« Le 14, le roi de Prusse, le duc de Brunswick, les maréchaux de Mœllendorf, Kalkreuth, enfin tout ce qu’il restait à l’armée prussienne des anciens compagnons de gloire du grand Frédéric, avec 80,000 hommes, l’élite de l’armée prussienne, ont marché sur moi qui leur ai évité une partie du chemin. Aussi, dès les sept heures du matin, la bataille a commencé, elle a été très disputée, et très longue et très sanglante; mais enfin, malgré l’extrême inégalité des forces (le corps d’armée n’était fort que de 25,000 hommes), à quatre heures du soir la bataille était gagnée, presque toute l’artillerie de l’ennemi en notre pouvoir, beaucoup de généraux ennemis tués, parmi lesquels se trouve le duc de Brunswick. Ce succès inespéré est dû au bonheur qui accompagne les armes de notre souverain et au courage de ses soldats; la terreur est dans l’armée prussienne; aussi cette guerre peut-elle être regardée comme finie. Pour mettre le comble à ta satisfaction, je t’envoie copie de la lettre que m’a écrite l’empereur, et l’annonce que je n’ai pas été blessé dans cette glorieuse et sanglante journée. Toi, ma petite Aimée, dont l’existence est employée à ajouter à la considération de ton mari, qui as vécu de privations pour payer mes dettes, et empêcher par là qu’on ne puisse croire que mes affaires étaient dérangées, tu ressentiras, j’en suis certain, une vive joie d’apprendre que j’ai eu le bonheur de remplir les intentions de l’empereur et d’acquérir quelques titres à son estime et à sa bienveillance[1]. »

  1. Sur cette bataille d’Auerstaedt, les mémoires contiennent nombre de documens nouveaux. Malgré l’intérêt qu’ils présentent, nous les passerons sous silence par l’excellente raison, qu’en ayant obtenu communication il y a quelques années par une faveur toute bienveillante, nous avons pu déjà, en faire connaître à nos lecteurs quelques-uns des plus curieux (*), par exemple les piquans récits anecdotiques du général de Trobriand, aide de camp de Davout et envoyé par lui auprès de Bernadotte pour l’arracher à l’inaction calculée dont, comme on le sait, il refusa de sortir. Toutefois parmi ces documens il en est un fort curieux, quoique secondaire, dont nous ne voulons pas priver nos lecteurs. C’est un court billet dont le prince de Talleyrand accompagna l’envoi à la maréchale de la note officielle sur la bataille d’Iéna, note où Auerstaedt était présenté à dessein comme un simple épisode d’Iéna; le voici :
    « Madame,
    « Je m’empresse de vous donner connaissance d’une note que je viens de recevoir du quartier général sur la victoire d’Iéna. M. le maréchal Davout en est revenu, suivant son usage, avec une belle branche de lauriers que vous pourrez ajouter, Madame, à sa collection précédente. Je vous prie, Madame, d’agréer, etc. »
    Ce billet est précieux non pour ce qu’il dit, mais pour ce qu’il ne dit pas. Talleyrand, malgré sa clairvoyance, a-t-il été lui-même dupe à la première heure de la ruse impériale, ou bien, en fin renard politique, a-t-il flairé l’intention du maître et a-t-il rédigé en conséquence ce billet où, comme on le voit, il libelle en quelque sorte l’injustice commise en confondant inconsciemment ou en feignant de confondre ces deux batailles en une seule?
    (*) Voyez Souvenirs de Bourgogne. Auxerre et le maréchal Davout, n° du 15 octobre 1872.