Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 35.djvu/708

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui a souvent reprochée, car la comtesse avait beaucoup d’ennemis. Certaines gens qui recherchaient avidement la société de Lassalle évitaient d’aller chez lui de peur d’y rencontrer « une femme de soixante ans, fardée au delà de ce qui est possible, avec de faux sourcils en forme de sangsues, le teint jaune, la gorge sèche, fumant tout le jour entre de fausses dents des cigares de Havane longs de deux pieds, remarquable au demeurant par son intelligence, versée dans l’économie politique et dans le droit romain autant qu’un savant de profession, en un mot un vieux homme-femme, ein alles Mannweib. » — « Il est des circonstances, disait Lassalle, où je mangerais mes propres entrailles, mais jamais je ne tromperai quelqu’un qui m’a dit: Je crois en vous. » — C’est une belle vertu que la fidélité, c’est une belle carrière que la chevalerie errante; mais tel chevalier est doublé d’un homme d’affaires, et quand il défend l’innocence opprimée, il s’arrange pour y trouver quelque profit. Lassalle, qui reprochait aux journalistes de prostituer leur plume en touchant le prix de leurs articles, a touché sans scrupule jusqu’à la fin la pension viagère que lui servait son ancienne maîtresse. Il y a vraiment dans la biographie de ce Gracque prussien beaucoup de détails à sauver. Homme supérieur assurément, mais caractère trouble, équivoque, missionnaire jouisseur, humanitaire à gants jaunes, un de ces apôtres dont les convictions n’ont jamais contrarié les intérêts et les plaisirs et qui en définitive ne croient sérieusement qu’à leur tremplin. Don Quichotte a récolté sur les grands chemins de l’Espagne beaucoup de mésaventures, force coups de bâton, et sa gloire n’en est point diminuée; mais il suffirait d’une comtesse de Hatzfeld et d’une pension viagère pour nous gâter son histoire.

On assure que de toutes les passions la reconnaissance est celle qui laisse le cœur le plus tranquille, et Lassalle n’était pas homme à se contenter des passions tranquilles. Il était né pour la vie de tempête, il éprouvait le besoin d’agiter ses jours et ses nuits, c’est à cela que lui servaient les femmes. Il aimait peu, mais il entendait qu’on l’aimât avec fureur, avec emportement. Ses caprices lui étaient sacrés, il n’admettait pas qu’on leur résistât. Ce superbe sultan, qui remplissait Berlin du bruit de ses bonnes fortunes, jetait presque au hasard son mouchoir, et son mouchoir était toujours ramassé. Il avait une tête d’empereur romain, et il en était fier. On lui rapporta que le célèbre helléniste Bœckh avait dit de lui : «Lassalle est l’homme le plus génial et le plus savant que je connaisse. » Cet éloge le laissa froid. On lui rapporta aussi que le même soir une Berlinoise avait dit : « Lassalle est le plus bel homme que j’aie jamais vu. » Ce propos le ravit, et il s’écria : « Être le plus bel homme de son temps, voilà la vraie gloire; il faudra graver cette sentence sur mon tombeau, afin que la postérité n’en ignore. » A la beauté il joignait l’audace; il méprisait les longs sièges, il emportait les citadelles d’assaut, et il exigeait qu’on se rendît sans