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compté au maître comme un trait de génie. Un esthéticien allemand, grand éplucheur d’énigmes, M. Riehl, ne nous apprend-il pas que ce fait d’un personnage de muette figurant au premier plan de l’œuvre musicale d’Auber cache un sens très significatif pour l’histoire de l’opéra moderne! nous qui connaissons le fond des choses, une si belle découverte nous émerveille; nous savons que les auteurs n’y ont point mis tant de malice. Toujours est-il qu’en obéissant à des nécessités d’ordre secondaire, ils allaient au-devant des aspirations symphoniques de l’avenir. Étudiez cette physionomie de Fenella, suivez attentivement dans l’orchestre le commentaire pittoresque à la fois et psychologique de ce qu’elle exprime par ses airs de visage, son geste et ses attitudes, et dites si tout ce mélodrame cousu de motifs adorables ne répond pas aux conditions de caractéristique musicale dont l’art nouveau n’admet point qu’on se passe.

Deux amours sont en présence, l’amour d’une fille du peuple et l’amour d’une princesse, et c’est au plus violent de ces deux sentimens, au seul tragique, que la parole va manquer. Fenella se tait, mais l’orchestre parlera pour elle. Quelle émouvante et pathétique élocution, à l’aide du dessin, du coloris instrumental, Auber donne à sa muette! Les images se succèdent ininterrompues et vivantes à ce point que l’école de la musique sans paroles elle-même trouve là de quoi se renseigner. C’est que tout est absolument neuf dans cet ouvrage; réalisme et naturalisme sont des mots inventés depuis ; Auber inconscient créait la chose; ainsi qu’il arrive toujours, l’œuvre naissait avant la théorie, le radieux tableau avant la grisaille. J’ai parlé de l’intervention des chœurs dans le drame, combien d’autres innovations je citerais! Laissons de côté le prince et la princesse, le confident et la confidente, derniers représentans d’un art conventionnel, et plongeons-nous dans ce flot courant et transparent de source vive. L’inspiration fraîche éclose, le motif trouvé et reluisant au soleil comme un caillou de la grève, jamais l’effort ni la surcharge; rien qui sente l’huile. Auber sait son affaire, il la sait même mieux que personne, mais il se garde poliment d’en abuser comme c’est aujourd’hui la manie chez tant de gens. Modulation que me veux-tu? Quand les idées manquent, on cherche la forme, quand on ne peut plus être romantique on devient parnassien. Élevez votre impuissance à la hauteur d’un dogme, elle s’imposera, tout ce qu’on fait systématiquement plaît aux philosophes. Auber mettait le public bien avant les philosophes, et comme le Dorante de la comédie il se fiait assez à l’approbation du parterre « par la seule raison qu’entre ceux qui le composent il y en a plusieurs qui sont capables de juger d’une pièce selon les règles, et que les autres en jugent