à personne, disait-il. Le monde se divise à mon égard en deux parties. L’une me craint, me hait et me déteste. La seconde m’estime, m’aime et souvent m’adore. Pour ceux-ci, je suis un homme du plus grand génie et d’un caractère presque surhumain, dont il faut attendre les plus grandes choses. Ceux-là, les ennemis, s’attendent eux aussi à de très grandes choses de moi. Mais c’est précisément pour cala qu’ils me haïssent outre mesure... Quant aux femmes, pendant que les unes ne vous pardonneront pas d’avoir épousé un homme tel que moi, d’autres vous envieront cet avantage comme un bonheur dépassant votre mérite. La haine chez mes ennemis, l’envie haineuse chez beaucoup de femmes, voilà ce qui vous attend... Qu’aurez-vous en retour de tous vos sacrifices? Rien que deux choses, un homme et un cœur, mais un homme dans le vrai sens du mot et un cœur qui, s’il se donne à quelqu’un, se donne pour l’éternité. »
Ce qu’il faut le plus admirer dans les lettres de Lassalle publiées par l’inconnue, c’est la prodigieuse naïveté de cet homme d’esprit qui ne s’aperçoit pas qu’on se moque de lui, que Sophie est fermement résolue à ne jamais l’épouser, qu’elle s’amuse à le faire grimper à l’arbre. Il finit pourtant par s’en apercevoir, et son orgueil fut piqué au vif. On lui offrait une tendre et pure amitié; on lui disait : « Ne nous épousons pas, mais écrivons-nous. » Il répondit sèchement qu’il acceptait l’amitié, mais que désormais Sophie devrait écrire deux lettres au moins pour avoir le droit d’espérer une réponse. Tout pesé, ceci nous fait croire que Sophie s’abuse, que Lassalle n’eut pour elle qu’un amour de tête. Les passions de feu ne se consolent pas si vite de leurs déconvenues. D’ailleurs, quand on est Samson, on n’aime dans toute sa vie que deux femmes. La première, on l’aime ou on croit l’aimer, d’abord parce que c’est la première, ensuite parce qu’on cherchait l’occasion de partir en guerre contre les Philistins. Mais on ne donne son cœur tout entier qu’à la dernière, à la femme qui tue. Comme Samson, Lassalle n’aima véritablement que Dalila, « qui l’endormit sur ses genoux, lui coupa les sept tresses de ses cheveux et le dompta. »
Quand on apprit en Allemagne que, le 29 août 1864, Lassalle s’était fait tuer pour les beaux yeux de Mlle Hélène de Dönniges, il s’éleva de toutes parts un cri de pitié ou d’indignation. Ses amis conçurent l’étrange pensée de promener son corps de ville en ville, la police y mit bon ordre. Quant aux ennemis, ils se laissèrent attendrir par cette fin misérable, et tout le monde se réunit pour maudire Dalila, qui ne trouva pas un seul défenseur. Dalila s’est tue pendant quinze ans. Elle avait toujours rêvé de monter sur les planches, elle a satisfait son goût et accompli son rêve. Un jour qu’elle jouait à Breslau dans un travesti, son entrée en scène excita de bruyans murmures dans plus d’une loge. En la voyant paraître, on avait cru voir Lassalle en chair et en os. Cet incident lui remit en mémoire que Lassalle lui avait dit une fois : «Vous