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de bonne heure l’habitude d’écrire sur les premiers feuillets de ses livres et souvent sur des feuilles volantes qu’il y insérait, ses jugemens et ses réflexions. « En parcourant les titres parfois inconnus des ouvrages sur lesquels il a fait des observations, on voit qu’il lui importait fort peu que le livre qu’il analysait fût bon ou mauvais. » Dans le premier cas, il s’élevait avec l’auteur, s’emparant de ses principes et de ses idées avec cette faculté d’assimilation et cette puissance de transformation qui est un don chez lui. Dans l’autre cas, il se substituait à l’écrivain malhabile qui n’avait pas su profiter de son sujet; il refaisait le livre à sa manière et presque sans s’en apercevoir.

M. d’Holbach lui disait qu’il n’y avait point de mauvais livres pour lui. Lorsqu’après avoir lu quelque ouvrage sur son témoignage excessif et déclamatoire, on lui faisait remarquer qu’il n’y avait rien là de ce qu’il y avait vu : « Eh bien ! répondait-il, si cela n’y est pas, cela devrait y être. » C’est ainsi que naissaient les unes après les autres ces pages qui devenaient des livres, au jour le jour, au hasard d’une lecture ou d’une conversation. Les notes s’ajoutaient aux notes à mesure que les idées affluaient à son esprit, sous le coup d’une suggestion subite ou d’une contradiction. Le plus souvent il ne s’accordait ni la peine ni le temps de donner une forme définitive à sa pensée, qui courait plus vite que sa plume: telle était cette fécondité déréglée répandant à profusion des germes d’idées dont quelques-uns devaient revivre plus tard, croître et produire de véritables révolutions dans la philosophie et dans la science.

Ainsi sont nés, dans les dernières années de la vie de Diderot, les Élémens de physiologie, que l’on ne connaissait jusqu’ici que par quelques lambeaux de conversation rapportés par Naigeon. Ils sont remarquables à plus d’un titre, ne fût-ce que comme un des développemens les plus considérables de la philosophie naturelle, à laquelle il avait fini par réduire toute philosophie. Comment et par quels degrés en était-il arrivé à ces conclusions extrêmes ? Les Élémens de physiologie se rattachent par un lien étroit au Rêve de d’Alembert, qui lui-même, pour être bien compris, doit être replacé à son moment dans l’évolution de la pensée de Diderot. Nous verrons, sous l’action d’une logique fatale, se former et se dégager, dans chacun des écrits qui l’expriment, cette philosophie où abondent de jour en jour davantage les conceptions les plus hasardeuses, chères au naturalisme de notre temps et que Diderot a presque toutes pressenties.

Les premiers ouvrages philosophiques de Diderot eurent une origine assez compromettante pour la gravité de la philosophie nouvelle. On sait qu’il s’était lié intimement avec une sorte d’aventurière,