Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 35.djvu/889

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une attaque imprévue ne lui eût coûté la meilleure partie de sa flotte. Les flottes syracusaines étaient heureusement de ces arbres gonflés d’une sève puissante dont on peut impunément retrancher un rameau. Les tempêtes, les batailles, quand elles avaient passé, ne les retrouvaient que plus nombreuses et plus florissantes. Denys prenait plaisir à étendre sans cesse le cercle de leur action; il les maintenait en croisière dans la mer Ionienne, les montrait comme un épouvantail à la piraterie et protégeait ainsi, avec une efficacité inconnue jusqu’alors, les immenses convois de céréales qui allaient alimenter l’Illyrie et l’Épire. Peuplée par des colons grecs, la Sicile eut à son tour des colonies; la ville d’Alessio, bâtie à l’embouchure du Drin, sur les bords de l’Adriatique, doit sa naissance à l’infatigable activité du vengeur d’Hermocrate.

L’heure du déclin cependant approchait pour le grand tyran dont la physionomie nous demeure encore aujourd’hui confuse à travers tous les nuages dont des dépositions intéressées se sont appliquées à l’envelopper. Cette heure, il n’est point permis d’en douter, fut soupçonneuse et triste.

Être heureux comme un roi! dit le peuple hébété,..


ce n’est assurément pas un roi qui a inventé ce proverbe. Denys dut mettre à mort un grand nombre de ses amis et condamner les autres à l’exil. Les lettres, dans le culte desquelles il s’était réfugié, le trahirent elles-mêmes. Le tyran de Syracuse vit ses vers sifflés aux jeux olympiques. Il n’était probablement pas meilleur poète que Richelieu ou que Frédéric II. Les hommes d’action ont généralement dans l’esprit un côté trop ferme, trop positif, pour ne pas laisser traîner quelque fil aux ailes de leur muse; exceptons cependant de ce jugement le grand empereur. Celui-là fut un poète et, comme l’a si bien dit un critique éminent, — M. Villemain, — nous rencontrons chez lui ce qu’on ne trouverait pas même chez César: « l’imagination de Tacite colorant la pensée de Richelieu. » Denys ne paraît avoir eu ni la flamme d’Eschyle, ni le charme d’Anacréon. Les Grecs, à mon avis, auraient dû cependant lui tenir quelque compte de ce goût des lettres qui sera toujours la grâce la plus séduisante des souverains. Si l’on ne prenait soin d’encourager ce penchant, il est bien peu de princes qui voudraient s’y abandonner, car il est assez rare que les détenteurs du pouvoir, « ces illustres ingrats, » au dire de Voltaire, aient beaucoup à se louer de leurs relations avec les poètes ou avec les philosophes. Dans le commerce de louanges qui doit forcément s’établir alors entre les deux amis, ce ne sont pas généralement les princes qui se montrent le plus exigeans. Denys