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comment peuvent-elles, par le seul fait de leur passage dans cette molécule, se transformer en conscience identique, une, continue, et chez l’homme devenir le principe des plus hautes facultés d’abstraction, de raisonnement et d’invention ? Diderot ne répond pas et il faut être un Naigeon pour croire qu’une métaphore résout le problème. Mais au moins Diderot a senti la difficulté, et c’est la marque de sa supériorité sur Helvétius, qui ne s’en est jamais douté.

Je préfère au symbole de l’araignée intellectuelle, qui a fait fortune, ces aveux de Diderot, confondu par l’insouciante audace d’Helvétius à trancher tous les problèmes : « Passer brusquement de la sensibilité physique, c’est-à-dire de ce que je ne suis pas, une plante, une pierre, un métal, à l’amour du bonheur ; de l’amour du bonheur à l’intérêt ; de l’intérêt à l’attention ; de l’attention à la comparaison des idées, je ne saurais m’accommoder de ces généralités-là : je suis homme, et il me faut des causes propres à l’homme[1]. » Qu’on remarque cette expression. Voilà donc la chaîne rompue ou du moins suspendue provisoirement entre l’animal et l’homme, puisque les causes qui expliquent à la rigueur l’animal ne suffisent plus pour l’homme et qu’il faut trouver autre chose. Mais au fait, pour la vie elle-même, ces causes physiques qu’invoque Helvétius et que lui-même il a soutenues ailleurs, suffisent-elles ? Et dans une page bien intéressante par la sincérité de l’auteur, le voilà qui révoque en doute ses conclusions trop hâtives sur la continuité et la gradation des espèces et même des règnes, indiquées dans le Rêve de d’Alembert et développées avec tant d’assurance dans les Élémens de physiologie. Plutôt que de se complaire en assertions absolument vaines, comme celles-ci : Sentir, c’est penser, ou bien encore : l’on ne pense pas si l’on n’a senti, comme Helvétius eût fait une chose neuve, difficile et belle, si, partant du seul phénomène de la sensation, propriété générale de la matière ou résultat de l’organisation, il en eût déduit avec clarté toutes les opérations de l’entendement ! Mais il faudrait estimer davantage encore celui qui démontrera expérimentalement que la sensibilité est de l’essence de la matière comme l’impénétrabilité. « J’invite tous les physiciens et tous les chimistes à rechercher ce que c’est que la substance animale, sensible et vivante. Je vois clairement, dans le développement de l’œuf et quelques autres opérations de la nature, la matière inerte en apparence, mais organisée, passer, par des agens purement physiques, de l’état d’inertie à l’état de sensibilité et de vie, mais la liaison nécessaire de ce passage m’échappe. » Et le grand aveu sort des lèvres du philosophe,

  1. Page 300. Voir aussi page 361.