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sciences, ce n’est à aucun degré celui des lettres. La base du cours d’études est exclusivement mathématique, puisque ce n’est que dans la quatrième classe que s’enseignent la physique expérimentale et seulement dans la septième et la huitième les langues, même nationales, et quelques notions littéraires. Diderot essaie de justifier ses préférences par l’apologie chaleureuse de l’enseignement mathématique. « On ne peut commencer trop tôt à rectifier l’esprit de l’homme, en le meublant de modèles de raisonnement de la première évidence et de la vérité la plus rigoureuse… La géométrie est la meilleure et la plus simple de toutes les logiques, la plus propre à donner de l’inflexibilité au jugement et à la raison… Un peuple est-il ignorant et superstitieux ? Apprenez aux enfans la géométrie et vous verrez avec le temps l’effet de cette science… Si l’on prétend qu’il ne faut pas appliquer la géométrie à tout, on a raison, mais si l’on croit que la méthode des géomètres n’est pas applicable à tout, on se trompe. Même quand on ne doit pas l’employer, il ne faut jamais la perdre de vue, — c’est la boussole d’un bon esprit, c’est le frein de l’imagination… Si les mots usuels étaient aussi bien définis dans les langues que les mots angles et carrés, il resterait peu d’erreurs et de disputes entre les hommes. C’est à ce point de perfection que tout travail sur la langue doit tendre. Rien de ce qui est obscur ne peut satisfaire une tête géométrique ; le désordre des idées lui déplaît et l’inconséquence la blesse… Enfin n’est-il pas vrai que tous les raisonnemens que l’on fait soit en discourant, soit en écrivant, devraient finir par la même formule qui termine tous les raisonnemens des géomètres : Ce qu’il fallait démontrer[1] ? »

On voit que Diderot ne néglige aucune des raisons données encore aujourd’hui en faveur de l’éducation exclusivement scientifique. Nous ne croyons pas devoir discuter à fond une aussi grave question qui ne se pose devant nous qu’incidemment et par occasion. Nous la reprendrons peut-être un jour directement ; elle en vaut bien la peine. Mais combien Goethe, avec son esprit plus calme, nous paraît supérieur à Diderot quand il donne son avis sur ce point dans une lettre à Zelter ! « Je vois de plus en plus clairement ce que j’avais à part moi remarqué depuis longtemps ; c’est que la culture donnée par les mathématiques est, au plus haut degré, exclusive et restreinte. Voltaire n’hésite pas à affirmer quelque part que la géométrie laisse l’esprit où elle le trouve. » Il ne s’agit, comme le fait remarquer Hamilton, dans un morceau capital où cette grande controverse est conduite avec une hauteur d’esprit et une sûreté magistrales, il ne s’agit pas, bien entendu, dans les discussions de ce

  1. Pages. 452-456.