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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 36.djvu/132

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qu’il a commises, et le prêtre l’absout ou le lie… Si on demandait au prêtre : Qu’est-ce qu’un roi ? et qu’il osât répondre franchement, il dirait : « C’est mon ennemi, ou c’est mon licteur. » Du reste, après avoir répété sous mille formes que le prêtre est par état hypocrite, intolérant et cruel, Diderot veut bien nous garantir son impartialité : « Je ne hais point le prêtre. S’il est bon, je le respecte ; s’il est mauvais, je le plains. » Nous voilà rassurés.

La conclusion logique serait de détruire l’église, ce foyer de superstition et de mensonge, ce sanctuaire de crimes où se trame la conspiration permanente contre le bonheur des peuples et l’autorité des souverains. Telle n’est pas cependant la conclusion de Diderot. « Puisque sa majesté impériale n’est pas de l’avis de Bayle, qui prétend qu’une société d’athées peut être aussi bien ordonnée qu’une société de déistes, mieux qu’une société de superstitieux[1], » il faut donc se conformer à la volonté de sa majesté. « Il faut conserver les prêtres non comme des dépositaires de vérités, mais comme des obstacles à des erreurs possibles et plus monstrueuses encore que pourrait faire éclore la vieille souche (la croyance à l’existence de Dieu), abandonnée à sa libre végétation… Je garderais des prêtres non comme des précepteurs des gens sensés, mais comme les gardiens des fous, et leurs églises, je les laisserais subsister comme l’asile ou les petites maisons d’une certaine espèce d’imbéciles qui pourraient devenir furieux si on les négligeait entièrement. » Voilà pourquoi il faut conserver l’église ; il importe seulement de la conserver sous la main de l’état, et si l’on en croit les conseils de Diderot, cela est facile ; il n’y a, à la plus légère incartade, qu’à les priver de leur argent : « S’il est difficile de se passer de prêtres partout où il y a une religion, il est aisé de les avoir paisibles s’ils sont stipendiés par l’état et menacés, à la moindre faute, d’être chassés de leurs postes, privés de leurs fonctions et de leurs honoraires et jetés dans l’indigence[2]. » Évidemment Diderot serait fort opposé à la séparation de l’église et de l’état. Il craindrait la puissance de l’église libre.

N’est-ce pas l’idéal du Culturkampf, tenir l’église dans la main du pouvoir ? — Voilà l’état maître de l’église, directeur des consciences, puisque l’état admet qu’il faut encore une religion. Le voilà aussi arbitre du dogme et de l’enseignement ecclésiastique. Diderot, vrai ministre pour un instant de l’instruction publique en Russie, décrète ce qu’il faudra enseigner dans la faculté de théologie. Rien n’est plus piquant que de le voir remplir ce personnage inattendu de dispensateur de l’enseignement théologique. Il le

  1. Plan d’une université, page 490.
  2. Ibid., pages 516, 517, etc.