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décevantes fictions au moment décisif. Où est le fondement, où sont les élémens d’une alliance particulière et permanente entre l’Allemagne nouvelle et l’Autriche-Hongrie ? S’il s’agit de l’exécution du traité de Berlin, c’est l’affaire collective de toutes les puissances. S’il s’agit, comme on le dit dans toutes les circonstances semblables, comme on le disait même autrefois à Tilsitt, de maintenir la paix du monde par le poids de deux grands empires, mieux vaudrait commencer par donner l’exemple du respect de tous les droits au lieu d’imaginer de ces combinaisons qui ressemblent elles-mêmes à une menace, à un défi pour les uns ou les autres.

Ce qu’il y a de plus évident, malgré tout ce qu’on peut dire, c’est que les deux empires qui sont censés s’être unis ne peuvent avoir le même objectif parce qu’ils n’ont pas les mêmes intérêts, et que, si l’Autriche croyait trouver dans une telle alliance l’avantage d’être garantie dans sa nouvelle politique orientale, elle perdrait à ce jeu et sa liberté et son indépendance. Elle aurait préparé de ses propres mains la séparation plus ou moins prochaine de ses provinces allemandes, la désaffection croissante de la Hongrie atteinte dans sa position au sein de l’empire, et, à l’heure des crises contre lesquelles elle aurait cherché à se prémunir, elle se trouverait absolument livrée à la merci de l’Allemagne, asservie dans son action, n’ayant plus même le choix de ses alliés. La politique qu’on lui attribue ressemblerait à une abdication ; elle aurait aliéné son initiative entre les mains du chancelier de Berlin. Franchement, si ce qu’on dit était vrai, l’empereur François-Joseph aurait accepté là sans une évidente nécessité un étrange rôle. Aussi est-il fort douteux que le voyage de M. de Bismarck à Vienne ait la portée et les conséquences que les imaginations échauffées se plaisent à entrevoir, soit pour en triompher, soit pour s’en alarmer. Que reste-t-il donc de ce voyage et de tout le bruit dont il a été l’occasion ou le prétexte ? Il reste un fait grave sans doute, un supplément assez imprévu au traité de Berlin, un rapprochement ostensible de deux empires succédant à l’intimité des trois empereurs, une tentative hardie de M. de Bismarck pour créer une situation diplomatique dont il soit, dont il paraisse plus que jamais l’arbitre. C’est beaucoup assurément, c’est assez pour réveiller la vigilance des cabinets ; ce n’est pas assez pour laisser croire à de vastes et durables combinaisons, à des événemens plus ou moins prochains qui auraient été préparés dans les derniers conciliabules de Vienne. La France, quant à elle, n’a point en vérité pour l’instant à s’émouvoir plus qu’il ne faut de tous ces mouvemens auxquels elle reste nécessairement étrangère, et c’est vraiment une critique peu réfléchie de lui reprocher un isolement qui est la conséquence de ses désastres. Elle n’a point à prendre parti, elle n’a rien à faire dans ces agitations qui après tout ne sont qu’un nouveau signe de l’état difficile et précaire où glisse par degrés l’Europe depuis que l’esprit de conquête règne dans