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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 36.djvu/31

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être, avaient découvert désormais une issue vers la clarté du jour. Son passé, son présent et son avenir prennent à ses yeux la forme et la couleur d’une légende, et de ce spectacle enfantin se dégagent les scènes et les tableaux d’un grand drame, plein de vie et de symbolisme. Il voit les idées qui l’obsédaient le plus revêtir un corps et cesser d’être lui-même pour devenir je ne sais quelles anciennes figures de connaissance endormies dans une montagne enchantée et qu’un tremblement de terre éveillerait à l’existence. Double satisfaction, double triomphe ! Il se débarrasse des propres misères de son âme, passe à d’autres ce lourd fardeau des choses répréhensibles, des mauvais instincts qu’il ne pouvait ni dominer, ni secouer, et couronne son drame par un dénoûment conforme à sa croyance inébranlable, à son évangile de profession : l’homme se rachetant par l’action, tableau final et moralité suprême de la comédie ; ce qui prouve bien que cette œuvre, d’une exécution si lente, si laborieuse, si profondément creusée et fouillée dans tous les sens, le Faust de Goethe, fut conçue tout d’une pièce : la deuxième partie en même temps que la première. La scène des anges honnissant Méphisto, étouffant sous une pluie de roses ce pauvre diable, impuissant à maintenir sa proie entre ses griffes, est contenue dans la scène du pacte ; les paroles que prononce le Seigneur dans le prologue donnent à pressentir la rédemption.

Inutile d’ajouter que, si la formation du personnage de Méphistophélès préoccupa Goethe sa vie durant, la figure de Faust s’imposait encore à bien meilleur titre aux longs égards du maître. Rien, en somme, ne s’explique mieux que cet imperturbable attachement de Goethe ; lui et Faust ne pouvaient ni ne voulaient se quitter, et c’était dans l’ordre que la publication fût toujours différée, l’œuvre ne devant être achevée qu’à la mort du poète. C’est un tort, quand on parle de Goethe, de mettre Faust sur la même ligne que ses autres livres. Faust n’est ni un poème, ni un roman, ni un drame, c’est une autobiographie en action, et, qu’on me passe le terme, une sorte de capharnaüm que l’auteur s’est élu pour domicile ; il hante d’autres lieux, fréquente d’autres compagnies, mais son vrai gîte est celui-là, il y revient toujours, il y vit au milieu de ses affections, de ses trésors de toute espèce. Faust est le principe élémentaire, il n’est idée, ni création de Goethe qui n’en porte l’estampille : Werther, c’est Werther, plus Faust ; Egmont de même, et ainsi de suite ; tout cela sans préoccupation d’artiste, sans rien de voulu, et par l’unique fait de cette existence en partie double dont nous relevons ici le tableau, et tandis que Faust traversera toutes les œuvres du poète, les imprégnant, pour ainsi dire, de son invisible présence, Faust, à son tour, vivra sous les auspices de Goethe, son frère jumeau, partout présent, partout visible.