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un épisode de l’histoire romaine et entre ses propres aspirations qui l’entraînaient à prendre un sujet tout moderne, il ne savait que choisir. On était arrivé à deux mois de l’ouverture du Salon, et Géricault, de plus en plus indécis, n’avait pas encore fait le moindre croquis, lorsqu’une rencontre qui n’avait rien de bien étrange ni de bien imprévu lui suggéra l’idée de son tableau. C’était le jour de la fête de Saint-Cloud, sur la grande route. Un cheval gris, non point très pur de formes, mais robuste et plein de feu, était attelé à une de ces tapissières où les Parisiens amoureux de villégiature dominicale se plaisent à s’entasser en famille. L’ardent animal, peu accoutumé sans doute à traîner pareil équipage, se cabrait furieusement, la sueur aux flancs, l’écume à la bouche et le sang aux yeux. Géricault avait trouvé son sujet. Ce cheval, c’était le cheval d’armes, monté par un guide ou par un cuirassier et courant dans la mêlée au milieu des volées de mitraille ; c’était l’image même de la guerre. Comment un simple cheval que la réforme avait réduit à traîner à la foire de Saint-Cloud une tapissière pleine de petits boutiquiers parisiens s’était-il transformé, transfiguré dans l’esprit de Géricault en un tableau aussi grandiose, aussi épique ? Voilà ce qui est impossible à expliquer, car l’homme qui expliquerait rigoureusement les phénomènes de l’inspiration du génie serait lui-même un homme de génie. On connaît le point de départ de la pensée de Géricault : un cheval de carriole, et on connaît l’expression dernière et suprême de cette pensée : le Chasseur chargeant. Mais qui pourrait dire les phases qu’a traversées cette pensée dans le cerveau du peintre ! Certes il ne suffit pas de voir un cheval pour peindre le Chasseur. C’est toujours la prétendue histoire de la pomme de Newton. Sans cette pomme, Newton n’eût sans doute pas trouvé la loi d’attraction ; mais il fût tombé cent mille pommes sur le nez de cent mille individus qui n’auraient pas été Newton, qu’aucun d’eux n’eût découvert cette loi.

Aussitôt après la rencontre du cheval gris, Géricault rentra chez lui. Il avait désormais bien autre chose à faire que d’aller à la fête de Saint-Cloud ! Dans le premier feu de la conception, il fit coup sur coup une vingtaine de croquis et d’esquisses. Le musée du Louvre possède une de ces esquisses, d’une exécution très enlevée et très brillante ; elle est peut-être, au point de vue de la simplicité et de l’effet de vérité, d’une composition supérieure au tableau. Dans le tableau, on voit l’officier de dos, tournant la tête en arrière pour appeler ses hommes ; le cheval, posé de trois quarts et vu par la croupe, se cabre on ne sait devant quel obstacle. Dans l’esquisse, cheval et cavalier sont peints presque de profil ; le chasseur lève son arme pour sabrer. Ainsi on s’explique mieux comment le cheval