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survivre au danger ; mais le danger qui provient d’une volonté criminelle ne finit pas avec son crime. Il n’en serait ainsi que dans le cas où le crime serait l’œuvre accidentelle d’un libre arbitre absolu et indéterminé, au lieu d’être le résultat de ce déterminisme intérieur qu’on nomme le caractère, qui agit selon des lois générales et non par décisions imprévues. L’assassin qui a tué un homme pour le voler n’a pas voulu tuer tel individu particulier, mais un membre quelconque de la société, pourvu qu’il fût riche et plus ou moins désarmé ; il a donc au fond attaqué la société entière, comme un soldat dans la bataille attaque le bataillon qui se trouve devant lui, non tel individu plutôt que tel autre. La première attaque de l’assassin, par sa nature même, constitue donc une menace générale ; ou plutôt il y a là une attaque permanente, une déclaration de guerre qui subsiste après le premier combat, une rupture définitive du contrat social. De là, pour la société, le droit de prolonger la répression jusqu’au moment où il est vraisemblable qu’elle aura mis fin à la tendance agressive par une suffisante intimidation.

La même considération de défense sociale nous paraît suffire pour répondre à une seconde objection de M. Caro : « Sans doute l’individu qui se défend épuise son droit dans l’acte qui consiste à se mettre à l’abri des attaques ; il n’a pas à juger l’état de conscience de l’agresseur. La société qui le représente a le même droit, mais de plus, incontestablement, elle a le devoir et par conséquent le droit tout nouveau de graduer la peine qu’elle applique… Cette mesure peut-elle se prendre autrement qu’en discernant les intentions, en jugeant l’état des consciences, en descendant au fond de l’âme du coupable, ce que l’on déclare vainement un acte d’usurpation sur la justice absolue[1] ? » Il faut faire ici, répondrons-nous, une distinction essentielle, dont nous montrerons ensuite l’importance pratique pour la réforme de nos lois pénales. Selon nous, le juge ne peut et ne doit apprécier ni la responsabilité morale ni la perversité morale ; mais il peut et doit apprécier la responsabilité sociale et la perversité sociale : c’est à celles-ci et non à celles-là qu’il doit proportionner les peines. La responsabilité sociale est toute relative et n’a rien de mystique : il s’agit simplement de déterminer jusqu’à quel point l’accusé a eu conscience de violer le contrat social, jusqu’à quel point il a agi avec connaissance de cause contre la société et le droit d’autrui. Quand donc on se demande : « L’accusé a-t-il commis librement cet acte ? » c’est pratiquement une question équivalente à celle-ci : « L’accusé a-t-il été déterminé

  1. Problèmes de morale sociale, p. 270.