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là-dessus des pages et des volumes que personne ne lirait. Il est vrai qu’à votre premier argument vous pourriez joindre l’anecdote d’une jeune fille mise à mal par un nécromant qui, pour accomplir son bel exploit, a besoin que le diable l’y aide. Nouvelle déconvenue, car il va de soi que l’auteur dramatique, pour peu qu’il fût littéraire, trouverait le programme fort au-dessous de son génie et digne tout au plus d’occuper la muse d’un brocanteur du boulevard. C’est ici que Goethe intervient. Amalgamer, fusionner les deux puissances, être Alexandre de Humboldt et Shakspeare, découper en tableaux inoubliables l’action la plus émouvante et la plus terrible, mêler le symbole au réel, festonner, enguirlander de romantisme ce que la nature a de plus brutal et poursuivre en même temps sa thèse, une thèse, nous venons de le voir, qui n’a rien de la circonstance, qui n’est particulièrement ni allemande, ni anglaise, ni française, ni russe, ni turque, ni chinoise, ni persane[1], mais qui relève de tous les pays et de tous les temps ; satisfaire tous les publics, celui qui s’amuse et celui qui pense, et par-delà tous les publics saisir l’humanité, la remuer, l’émouvoir, l’enseigner et la renseigner, l’occuper toujours, être un spectacle pour les yeux, un poème pour l’imagination et pour la méditation une bible : voilà Faust ! Permis à chacun d’interpréter à sa manière l’œuvre d’un poète : l’important est de savoir si les idées que nous y voyons sont en effet bien celles du poète. Faust, comme toutes les épopées, contient nombre d’allégories, mais les personnages sont des êtres humains, des individus agissant et pensant humainement, même alors que le surnaturel les enveloppe, ce qui fait si remuant, si passionnant et si réel ce drame de la vie intellectuelle. Un philosophe du temps de la réformation ou, si vous aimez mieux, du XVIIIe siècle, un grand penseur, pris de dégoût pour la science impuissante à le satisfaire, se livre au tumulte de l’existence ; il n’en a pas fallu davantage à Goethe comme argument. Retournons la thèse ; supposons un homme désabusé de l’action, à bout d’empirisme et se convertissant à la science, à la pensée, il y aurait là également tout un problème à résoudre, non moins intéressant pour l’humanité. Qui le fera ? Eh ! mon Dieu, le premier venu, pourvu qu’il ait du génie comme Goethe et quatre-vingts ans à vivre en y pensant toujours.


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. Jusque dans le Schah-Nameh de Firdousi, vous retrouvez l’idée. Qu’on se rappelle le tyran Sohak et ses rapports avec Éblis, le génie du mal, c’est l’histoire du pacte de Faust avec Méphistophélès.