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ministres et des ministres étrangers, appréciait le choix d’un confident si naturellement désigné, et le comte de Broglie voyait avec plaisir la confiance royale se porter sur un ami de sa famille.

Ni l’un ni l’autre ne songea à la révolution que pouvait produire, dans un esprit orgueilleux et ambitieux, la confidence du secret royal. Avant de recevoir les instructions particulières du roi, le chevalier d’Éon, quoique fort avantageux de sa personne, s’était montré bon diplomate ; à partir du moment où il fut choisi comme un des instrumens de la diplomatie occulte, où il se vit en possession d’un secret qui échappait aux ministres eux-mêmes, la folie de l’orgueil et de l’ambition lui troubla la tête au point de lui persuader qu’il pourrait désormais traiter d’égal à égal avec les plus grands personnages et se soustraire même à l’obéissance qu’il devait à ses chefs. Son premier acte fut d’engager un conflit avec le marquis de Guerchy, ambassadeur de France à Londres, excellent homme, mais peu au courant des usages et de la langue diplomatiques. En l’absence de l’ambassadeur qui n’avait pas encore pris possession de son poste, le chevalier d’Éon, profitant de son titre de ministre pour tenir table ouverte et pour faire avec ostentation les honneurs de l’ambassade, s’attira quelques observations sur des dépenses exagérées et inutiles. Il répondit aux reproches de son chef avec une extrême insolence. Le duc de Praslin, ministre des affaires étrangères, crut devoir intervenir et rappeler d’Éon à plus de modestie et de déférence. « Je ne m’attendais pas, lui disait-il, que le titre de ministre plénipotentiaire vous fit oublier si promptement le point d’où vous êtes parti. — Les points d’où je suis parti, répondit d’Éon avec hauteur, sont d’être gentilhomme, militaire et secrétaire d’ambassade, tout autant de points qui mènent à devenir ministre dans les cours étrangères. Le premier donne un titre à cette place, le second confirme les sentimens et donne la fermeté qu’elle exige, le troisième en est l’école. » Après cette audacieuse réponse il ne restait plus au ministre qu’à faire partir le marquis de Guerchy pour Londres et à rappeler le chevalier.

D’Éon ne l’entendait point ainsi ; armé du secret royal qu’il lui suffisait de dévoiler pour couvrir Louis XV de confusion, soutenu par les sympathies de la société anglaise, il conçut le projet téméraire de tenir tête au ministre et de rester à Londres malgré lui. Il comptait par cette résistance forcer le roi à intervenir et à lui donner gain de cause. La crainte d’une révélation qui pourrait rallumer la guerre entre la France et l’Angleterre remplit en effet de terreur le souverain et le comte de Broglie. Louis XV recevait le châtiment de ses menées mystérieuses et le comte de Broglie celui de son ambition. Tous deux durent passer par de cruelles angoisses en voyant un secret aussi important que celui d’une descente en Angleterre