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la durée, au nombre des témoins. Vous ébaucheriez peut-être pour vous ; c’est pour les autres que vous finissez… J’en veux à l’admiration de mon siècle et des siècles suivans, et si je pouvais imaginer un temps où mon travail sera méprisé, toutes les exclamations de mes concitoyens ne m’étourdiraient pas sur le bruit imperceptible d’un sifflet à venir… Le sentiment de l’immortalité, le respect de la postérité, n’excluent aucune sorte d’émulation ; ils ont de plus je ne sais quelle analogie secrète avec l’enthousiasme et la poésie. C’est peut-être que les poètes et les prophètes commercent par état avec les temps passés et les temps à venir. C’est pour cela qu’ils interpellent si souvent les morts, qu’ils s’adressent si souvent aux races futures et que le moment de leur pensée est toujours en deçà ou au delà de celui de leur existence. Espèce d’êtres bien rares, bien extraordinaires, bien étonnans. Ce n’est pas de la maladie, c’est de la poésie qu’il fallait dire le τό θεϊον. » — Les argumens de Falconet ne manquent pas de valeur ; ce qui manque, c’est la flamme. Le sculpteur répond avec fierté, avec esprit même. Il soutient qu’il suffit à l’artiste d’avoir une sorte d’engagement avec son ouvrage, un pacte secret avec sa propre conscience, pour concevoir et faire aussi bien qu’il lui est possible de concevoir et d’exécuter. Il invoque un tribunal plus redoutable à ses yeux que celui de la postérité ; il ne s’y présente, dit-il, qu’en tremblant : « Ce tribunal, c’est moi,, c’est ma juridiction naturelle, je m’y tiens. Si je croyais avoir fait un bon ouvrage qui dût être effacé de la mémoire des hommes, et qu’il vous arrivât de me plaindre, je vous répondrais : Je m’en souviens, et c’est assez. » Tout cela est vrai dans une certaine mesure, mais c’est la vérité d’une âme stoïque et un peu triste. Comme le souffle de l’éloquent contradicteur nous emporte plus haut et plus loin ! et comme il dissipe, en se jouant, tous ces raisonnemens, comme il disperse ces fantômes d’objections qu’on lui oppose ! « Vous dites qu’une femme est enivrée du plaisir qu’on la trouve belle et qu’on la voie belle, là même où elle n’est pas, mais que le sentiment de la postérité ne l’occupe guère. — D’accord, c’est que ce n’est qu’une caillette. Mais Hélène alors vous eût paru folle, si elle eût dit au statuaire : Prends ton ciseau et montre à la curiosité des nations à venir cette femme pour laquelle cent mille hommes se sont égorgés ; fais que les vieillards des siècles futurs, passant devant ton ouvrage, s’écrient comme les vieillards d’Ilion, lorsque je passai devant eux : Qu’elle est belle ! — Et de quoi diable ! me parlez-vous de vos petites débauchées qui se font peindre à l’insu de leurs pères, de leurs mères, de leurs époux, et qui recèlent dans le dessus d’un étui ou d’une boîte à mouches l’image honteuse d’un adultère clandestin ? Est-ce que ces âmes-là sont faites pour loger le sentiment de la postérité ? Est-ce à cela