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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 36.djvu/615

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irréligieux que de l’athée. Il y a une nuance. Mais avec Diderot il ne faut pas compter qu’il y reste attaché. — Dans les Elémens de physiologie, dans certains passages des Dialogues avec d’Alembert, l’idée principale est bien qu’en mettant à la place de Dieu une matière sensible, en puissance d’abord, et puis en acte, on aura tout ce qui est produit dans l’univers, depuis la pierre jusqu’à l’homme. — Mais remarquez la mobilité de cet esprit. Dans ces mêmes Dialogues, voici que tout d’un coup il imagine une espèce de Dieu qui n’est pas fort différent de celui que conçoivent certains de nos contemporains, abstracteurs subtils de quintessence, d’après lesquels Dieu n’est pas, mais sera et se fait tous les jours. Ne croirait-on pas entendre quelque rêverie d’hier, quand on lit ces fragmens de conversation entre Mlle de L’Espinasse et Bordeu : « Qui est-ce qui vous a dit que ce monde n’avait pas aussi ses méninges comme l’homme, et qu’il ne réside pas là un être central qui serait Dieu par sa contiguité sensible avec tous les êtres et les objets de la nature, qui, par son identité avec eux, saurait tout ce qui s’y passe et par sa mémoire tout ce qui s’y est fait, et ce qui s’y fera aussi, par une suite de conjectures vraisemblables ? » Voilà un Dieu âme du monde. Le plus souvent, il est vrai, c’est l’univers lui-même qui est Dieu. Parfois, et surtout quand il parle de l’art, son enthousiasme mobile et je ne sais quelle foi dans l’idéal lui restituent le Dieu qu’il a perdu. D’autres fois il s’en tient au doute, comme dans cette conversation avec Grimm, un jour que, se promenant dans un champ il avait cueilli un bluet et un épi, et méditait : « Que faites-vous là ? lui dit Grimm. — J’écoute. — Qui est-ce qui vous parle ? — Dieu. — Eh bien ? — C’est de l’hébreu ; le cœur comprend, mais l’esprit n’est pas assez haut placé. »

Diderot a donc, comme on le voit, diverses manières de croire ou, si l’on aime mieux, de ne pas croire en Dieu. Cette mobilité de vues selon les impressions diverses et changeantes, nous la retrouvons dans presque toutes les questions. Il est donc bien difficile de parler de la philosophie de Diderot, si l’on attache à ce mot une certaine idée d’unité logique, de suite dans les principes et les raisonnemens, de fixité dans les convictions. La vérité, c’est que sa nature ne l’y portait guère et que d’ailleurs il n’a jamais eu le temps de méditer sérieusement à travers l’effroyable gaspillage de sa vie et la dispersion de son esprit. Il a l’intelligence au plus haut degré, il a le mouvement, il a la vie. C’est un des esprits les plus suggestifs que la nature ait produits. Mais, par le fait de la réflexion et de la volonté affaiblies ou absentes, la contradiction est au cœur de sa nature intellectuelle et stérilise ces dons. Je sais bien qu’on dira que c’est là précisément le signe de la supériorité d’esprit ; que