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laquelle ce nombre infini n’a pu réduire cette poignée. Et si j’ai avec si peu de forces débattu si longtemps cette querelle, que pourraient donc faire ceux qui, avec tant et tant de moyens, s’opposeraient puissans contre ma contrainte pleine de faiblesse ? » Ici le Béarnais se fait trop modeste : la ligue pensait juste en estimant que la « contrainte » royale n’était pas, ne pouvait pas en France être « pleine de faiblesse. » Les tolérans, les politiques n’étaient qu’une faible minorité dans la nation. Avec le temps, la religion du peuple ne pouvait pas ne pas devenir la religion du roi.

Henri IV lui-même ne put pas s’y tromper ; en venant aux autels catholiques, il dut bien comprendre qu’il rendait le triomphe du catholicisme définitif. Il n’alla que pas à pas, lentement comme à regret, à ce « fossé » qu’il fallut enfin sauter. Ceux qui triomphèrent de ses scrupules furent moins les théologiens que les royalistes catholiques qui lui restaient imperturbablement fidèles. Si d’Épernon, si Vitry l’avaient quitté au moment de la mort d’Henri III, ceux-là étaient restés auprès de leur roi ; ils avaient dit comme Givry : « Sire, vous êtes le roi des braves, et il n’y a que les poltrons qui vous quitteront. » La plupart étaient de petits gentilshommes, pauvres, de noms obscurs, mais ils gagnèrent le roi à leur cause en versant leur sang pour lui ; ils le pressaient respectueusement de se faire « instruire, » car Henri IV avait repoussé une abjuration immédiate, que lui conseillait Henri III en mourant, comme trop ignominieuse. Il y avait chez le Béarnais plus de religiosité que de vraie religion, des instincts superstitieux : les docteurs catholiques lui prêchaient que hors de l’église catholique il ne pourrait faire son salut ; les protestans, plus généreux, ne lui dirent jamais qu’on ne pouvait faire son salut dans l’Église catholique. Il pensait souvent au diable, à l’enfer, comme tous ceux du XVIe siècle. Son esprit n’avait rien de dogmatique : « Ceux qui suivent tout droit leur conscience sont de ma religion ; et moi, je suis de celle de tous ceux-là qui sont braves et bons. » (Lettres missives d’Henri IV, t. I, p. 122.)

Il faut toujours, chez Henri IV, chercher le gentilhomme dans le roi, je veux dire l’homme qui se conduit surtout par les règles de l’honneur. Relisez dans d’Aubigné les scènes si émouvantes qui suivirent l’assassinat d’Henri III, vous verrez que le roi de Navarre, devenu roi de France, songe surtout à défendre son honneur contre les catholiques qui le pressent de changer de religion et les protestans qui veulent qu’il fasse « sauter par les fenêtres tous ceux qui ne le regardent point comme leur roi. » Il ne veut pas changer au prix de l’honneur « les misères d’un roi de Navarre au bonheur et à l’excellente condition d’un roi de France ». À d’O, qui lui parle