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Le roi Louis XII, dans un mouvement de colère, menaçait de ruiner à jamais la république de Venise. « Je vous en défie, lui répondit un sénateur vénitien ; il y a vingt ans que mes confrères font tous les efforts imaginables pour la détruire, et ils n’ont pu en venir à bout. « Il faut croire que personne ne parviendra jamais à guérir les Genevois de leur attachement invétéré au principe de l’union de l’église et de l’état, puisque M. Carteret, ses procédés, sa manière forte, n’ont pas réussi à les en dégoûter. Il a travaillé, malgré lui, à préparer, à rendre presque inévitable un divorce qui lui faisait horreur, et cependant, malgré l’accord des libres penseurs et des orthodoxes, malgré les puissans argumens qu’ils ont fait valoir, malgré l’appui que les conjonctures prêtaient à leurs raisonnemens, le grand-conseil, composé en majorité d’adversaires de M. Carteret, a cru nécessaire d’ajourner la discussion du projet de loi qui lui était présenté touchant la suppression du budget des cultes. Il a jugé que s’il l’adoptait et qu’il le soumît à la votation populaire, il y avait de grandes chances pour que ce projet fût repoussé par le suffrage universel, ce qui eût été un triomphe pour M. Carteret, et tout porte à croire que le grand-conseil ne s’est pas trompé dans ses prévisions.

Jadis, pour être citoyen genevois, il fallait être chrétien et protestant. Ces temps sont loin de nous, Calvin n’est plus qu’un souvenir ; mais les traditions survivent aux dogmes et les coutumes aux institutions. Au moment décisif, l’idée de porter le coup mortel à leur église nationale a fait frémir tous les Genevois qui mettent un peu de leur cœur dans la politique, et pour qui les sentimens ont plus de prix que les principes. C’est dans un accès de ferveur révolutionnaire que les peuples se décident brusquement à abolir leur passé, à renouveler leurs habitudes, à recommencer leur histoire. La ferveur s’est bien attiédie chez les révolutionnaires comme chez les croyans ; nous ne vivons pas dans un âge héroïque, la foi ne transporte plus les montagnes, elles n’ont jamais été si tranquilles. On a dit que pour incompatibles que soient les humeurs, quelque sérieux que soient les griefs, s’il n’y avait pas d’amant, il n’y aurait jamais de divorce. A Genève, en ce cas-ci, il n’y avait pas d’amant ; le divorce, si on l’eût prononcé, n’aurait été qu’un acte de froide raison, de simple justice, et la justice, comme l’écrivait Rousseau, est un bien qui n’inspire point d’enthousiasme. Quand il n’y a pas d’amant, on a peine à franchir le pas, et à l’instant de rompre, on se ravise. On se souvient qu’on a vécu longtemps ensemble, on se dit : « Tâchons de nous supporter encore et passons-nous des illusions ; nous sommes l’un pour l’autre un mal connu ; la séparation, c’est l’inconnu, c’est le mystère, et peut-être tomberions-nous de fièvre en chaud mal. » Il passe pour constant que l’indifférence religieuse a fait de grands progrès à Genève, que les temples y sont peu fréquentés. Si Calvin sortait de sa tombe, cette grande ombre ne reconnaîtrait pas plus son ouvrage