Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 37.djvu/106

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
I

On serait dans l’erreur si l’on imaginait qu’en Russie le rôle de la presse est nul, que les feuilles publiques n’y ont d’autre fonction que d’enregistrer les actes de l’autorité, ou de communiquer aux sujets du tsar les dépêches de l’étranger. La presse russe a depuis la guerre de Crimée une véritable importance, et, si dans l’état autocratique il pouvait y avoir un autre pouvoir que celui du gouvernement, ce serait le sien. Chez un peuple entièrement dénué d’organes politiques, qui, au lieu de chambres représentant la nation, ne possède que des assemblées provinciales éparses et isolées, une presse même tenue en tutelle peut, à certains égards, avoir plus d’ascendant réel qu’en des états où la tribune et la parole vivante relèguent la parole écrite au second plan. C’est ce qui s’est vu déjà plus d’une fois en Russie, surtout aux époques de crise, et c’est là une des nombreuses anomalies apparentes du régime russe. Cette presse si longtemps tenue en servitude est loin d’être toujours servile ; ces journaux entourés de tant de chaînes ont, à certains momens, eu de singulières audaces. Leur dépendance vis-à-vis du pouvoir est loin de les priver de toute autorité vis-à-vis du pays, parfois même vis-à-vis du gouvernement.

Si l’on me demande pourquoi les meilleures lois d’Alexandre II semblent si souvent demeurer inefficaces, je répondrai que cela tient en grande partie aux liens de la presse, et si l’on me demande pourquoi ces belles réformes ne sont pas restées entièrement stériles, je dirai encore que la Russie en est particulièrement redevable à la presse et au relâchement de ses liens.

L’empereur Alexandre II n’a point coupé les entraves qui paralysaient la presse sous Nicolas, il les a seulement rendues moins étroites et moins lourdes. C’est encore là une des réformes d’un règne qui en compte tant, et bien qu’incomplète, ce n’est pas une des moindres. Dans les premières années, alors que le gouvernement et la société cédaient presque également au courant libéral, tout le monde sentait que, pour l’œuvre de régénération entreprise, la presse était un naturel auxiliaire. C’était surtout par cet intermédiaire que l’autocratie semblait disposée à admettre le concours de la nation qu’elle se refusait à consulter officiellement. Aussi les chaînes dont la presse avait été chargée par la méfiance de Nicolas furent-elles singulièrement allégées par son successeur, et si, depuis, le pouvoir, devenu à son tour défiant, las de réformes et fatigué de conseils, s’est préoccupé d’éloigner de désagréables remontrances ou d’inutiles demandes, la presse n’a point entièrement perdu les allures plus libres, les habitudes de mouvement et