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déguisement quelque chose de faux, de suspect, de chimérique qui les rendait méconnaissables. Sous prétexte de mettre l’imagination avec la fiction au service des idées sérieuses et du bien du peuple, cette littérature de propagande introduisait le sentiment et l’imagination avec tous leurs entraînemens et leurs illusions dans le domaine où, étant le moins à leur place, ils sont le plus pernicieux. Aux questions qui exigent les méthodes les plus sévères, l’esprit dressé à une telle école s’habituait à mêler des idées vagues, des pensées troubles, des rêves désordonnés. C’était moins avec la raison et l’expérience qu’avec la fantaisie et la sensibilité que l’on faisait de la science sociale ou de la politique, et pour le lecteur cette manière de toucher aux grands intérêts publics, qui à la censure paraissait la plus innocente, était la pire de toutes, parce qu’elle était la plus équivoque et la plus décevante.

Un pareil inconvénient est loin d’être particulier à la Russie ; mais de telles prétentions sont bien plus à redouter pour la raison publique dans un pays où il est plus facile d’aborder les grands problèmes d’une façon détournée, sous forme dramatique ou romanesque, que de les traiter à fond, avec une méthode réellement rationnelle et scientifique, dans un pays où il a été longtemps plus aisé au conteur ou au romancier de décrire les plaies et les souffrances du peuple qu’à l’économiste ou au philosophe d’y chercher des remèdes. Depuis vingt ans, il est vrai, il a paru beaucoup d’ouvrages traitant ex professo de toutes les réformes et de tous les intérêts publics, mais alors même la peur de déplaire et d’être poursuivi engage les écrivains à se maintenir le plus possible dans la sphère aérienne des généralités et des idées abstraites où ils ont moins de chance de se heurter aux choses et aux hommes, plutôt que d’analyser les faits réels et concrets, les pratiques dm gouvernement et de ses agens, au risque de choquer le pouvoir ou les hommes en place. En Russie, il a toujours été moins dangereuse d’émettre une théorie avancée, radicale même, que de s’attaquer du bout de la plume aux abus existans.

Les écrivains qui échappent le plus aisément à la répression sont ceux qui, en faussant ou pervertissant l’esprit public, ont l’adresse de flatter ou de ménager l’autorité. Et quand cela ne serait point, ce goût pour les thèses générales naturellement entretenu par la censure, est d’autant plus fâcheux qu’il n’est que trop conforme aux penchans du caractère national ; ainsi se trouve fortifié par le gouvernement même, avec l’amour des conceptions abstraites, cette inclination aux raisonnemens sur table rase, aux déductions absolues, qui partout est un des principes de l’esprit révolutionnaire, de l’esprit radical. Et le terrain politique étant plus glissant et scabreux, c’est sur le terrain social que les théories se