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la stabilité de l’état n’en a pas été ébranlée, c’est que l’immense majorité de la population, étant illettrée, n’en ressent pas les effets. Pour qu’un tel régime réussît, il faudrait qu’il arrivât à détruire dans leurs principes les idées réprouvées du pouvoir. Or alors même que la censure n’en laisserait point passer les germes à travers ses tamis et ses cribles, les semences en seraient apportées dans l’empire par les vents du dehors ou les pas de l’étranger.

Un homme, l’empereur Nicolas, a durant trente ans appliqué logiquement ce système en isolant la Russie de l’Europe, en essayant d’y murer ses sujets comme dans un parc clos. Quand il empêchait les Russes de sortir de ses états et les étrangers d’y entrer, Nicolas suivait le seul procédé qui pût rendre sa censure efficace[1]. Par malheur, on ne peut toujours soumettre un grand empire à une telle quarantaine. On s’est résigné à laisser les Russes voyager, et dès qu’il est en territoire étranger, le Russe se jette avec curiosité sur tout ce qui est défendu chez lui, il se repaît avidement des mets prohibés, il goûte aux boissons excitantes et malsaines interdites chez lui, il s’en enivre, et sa raison y succombe d’autant plus vite qu’elle y est moins faite. Le premier soin d’un Russe en passant la frontière est d’acheter des livres interdits, les libraires d’Allemagne le savent, et ils en ont un assortiment pour les voyageurs moscovites. Pour goûter au fruit défendu, il n’est pas besoin du reste d’aller à l’étranger, les livres révolutionnaires ont toujours subrepticement pénétré dans l’empire, il est peu de jeunes gens qui n’en possèdent ou n’en aient lu. Malgré tout, la propagande révolutionnaire a plus d’une fois trouvé le moyen de mettre à son service la presse et l’imprimerie.


V

Mon premier séjour à Naples remonte au printemps de 1860, les Bourbons y régnaient encore. Voulant lire les historiens du XVIe siècle, je demandai à un libraire de la rue de Tolède Machiavel ou Guichardin : « Monsieur, me répondit-il, l’un et l’autre sont interdits, vous ne trouverez pas cela à Naples. » J’allais sortir quand mon homme me rappela : « Vous êtes étranger, monsieur, vous avez l’air d’un galant homme qui n’a rien à voir avec la police ; je pourrai vous procurer l’un ou l’autre ouvrage, » et entrant

  1. C’est pour cela que Nicolas avait élevé démesurément le prix des passeports à l’étranger, et qu’il les refusait au plus grand nombre de ses sujets. J’ai connu un sujet Russe des provinces occidentales qui, durant quinze ans, avait vainement sollicité l’autorisation d’aller aux eaux de Bohême. « Nous avons des sources thermales dans l’empire, au Caucase par exemple, lui répondait-on. Si vous voulez prendre les eaux, allez au Caucase. »