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couloirs, dont on voit souvent les mains, qui sont longues, mais dont on n’aperçoit jamais le visage.

Les députés tatillons et ceux qui ont le tempérament conventionnel travaillent à dégoûter les peuples du régime parlementaire. Les peuples ne peuvent aimer que ce qu’ils comprennent, et ils finissent par ne plus rien comprendre à ce qui se passe. Les prétentions des groupes, leurs dissensions intestines, leurs négociations secrètes, les manœuvres de coulisses, les influences occultes, tout cela les déroute. Ils apprennent qu’un ministère qu’on croyait plein de vie et de santé a succombé à un vote de tolérance ; ils n’en saisissent pas le pourquoi, et ce mystère leur déplaît. D’ailleurs si les peuples ont le goût d’être libres, ils sentent aussi le besoin d’être gouvernés ; ils sont tentés parfois de préférer un mauvais gouvernement qui gouverne à un bon gouvernement qui ne gouverne pas. Mais comment peut-on demander à un ministère de gouverner, quand il doit employer à se défendre contre ses amis tout le temps que veulent bien lui laisser ses ennemis ? Un beau jour il se meurt d’anémie. La nation en se réveillant cherche son gouvernement, ne le trouve plus, et personne ne peut lui expliquer ce qu’il est devenu. Les crises ministérielles sont rarement un bonheur ; elles deviennent un fléau quand elles se répètent trop souvent et qu’elles sont inexplicables.

Les députés tracassiers et d’un esprit ardent, qui reprochent sans cesse aux ministres de manquer de zèle et qui leur tiennent l’épée dans les reins, aiment à se persuader qu’ils sont les vrais représentans de l’opinion publique : « Le pays, leur disent-ils, se plaint amèrement de votre froideur ; les réformes que nous vous demandons, le pays les réclame à cor et à cri. » Ces réformateurs à outrance, qu’on pourrait appeler les ardélions de la politique, se trompent ou veulent se tromper. En général, un ministre est plus froid qu’un député, et fort souvent le pays est encore plus froid qu’un ministre. Les peuples ne pèchent guère par un excès d’enthousiasme, ils ont l’esprit pondéré, ils sont patiens ; ils s’enflamment difficilement pour telle ou telle forme d’institutions, ils se réservent le bénéfice d’inventaire, ils regardent aux résultats plus qu’aux doctrines, leurs intérêts leur sont plus chers que leurs députés. Ceux qui se flattent de gouverner par l’enthousiasme un peuple sceptique feraient bien de relire un des plus admirables chapitres de l’immortel roman de Fielding. Autour de la cheminée d’une cuisine d’auberge sont rassemblés avec l’aubergiste et sa femme un ancien maître d’école en rupture de ban, un clerc d’avoué, un employé de l’accise et un montreur de marionnettes. On vient leur annoncer que le chevalier de Saint-George a remporté une victoire décisive, que les Stuarts vont remonter sur le trône, où les accompagnent tous les vœux des papistes, que c’en est fait de la maison de Hanovre. Ils raisonnent, le verre en main, sur l’événement. Le maître d’école