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la Jérusalem du prophète qu’il n’y a point de douleur comparable à la sienne ? Je ne connais dans l’histoire de l’art qu’un seul autre nom, celui de Michel-Ange, qui exerce sur notre esprit la même fascination angoissante, et nous fasse songer à tout un monde de souffrances également grandes, également mystérieuses.

LE POLONAIS. — Que cette comparaison est juste, et que cette image de Michel-Ange n’a cessé de m’obséder aussitôt que j’ai cru comprendre les termes dans lesquels Mme la comtesse est venue nous poser le problème de Dante ! Ces deux grands Florentins ont le privilège, comme aucun autre génie, d’agiter notre âme d’un vague sentiment d’admiration et de terreur, et notre pensée ne les suit qu’en tremblant vers les hauteurs escarpées où nous croyons entrevoir la foudre aussi bien que le vautour de Prométhée.

LE COMMANDEUR. — J’avoue cependant que le problème de Dante me semble de beaucoup plus obscur et compliqué que celui de Buonarotti, dont je comprends à la rigueur les grands déchiremens et les destinées pathétiques. En parlant tout à l’heure du martyre supposé des artistes, j’aurais dû faire exception pour Michel-Ange, car Michel-Ange fait exception partout et en toute chose ; mais quant à l’auteur de la Divine Comédie...

LA COMTESSE. — De grâce, cher commandeur, dites-nous comment vous entendez la tragédie de Michel-Ange ; cela nous aidera peut-être à comprendre celle de Dante. Qui sait s’il n’y a pas un même mot pour les deux énigmes ?

LE COMMANDEUR. — Je ne le pense pas, et je crains qu’une telle digression, nécessairement longue, ne nous éloigne beaucoup trop de la question principale.

LA COMTESSE. — Vous savez bien, monsieur le commandeur, que j’abhorre les discussions en règle, et c’est une trop grande bonne fortune pour nous d’apprendre vos idées sur le créateur du Moïse et des Prophètes pour que je laisse échapper une pareille occasion. Ne vous refusez donc pas, cher maître, aux supplications que je vous adresse au nom de nous tous ;

... Maestro, assai ten’ priego,
E ripriego, che ’1 priego vaglia mille[1].

LE COMMANDEUR. — Je n’ai plus qu’à obéir dès lors, et pour résumer aussi brièvement que possible ma pensée, qu’il me soit permis de rappeler jusqu’à quel point ce nom de Michel-Ange implique en toute chose lutte, tension continue et contradiction suprême. A n’envisager d’abord que les circonstances extérieures de sa vie, on

  1. Infern., XXV, 65-66.