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redressé vers le ciel ? Je n’ai jamais pu passer devant cette bizarre peinture sans penser également au jeu d’inversions, bien bizarre aussi, dans lequel le destin jaloux n’a cessé de se complaire à l’égard du peintre lui-même.

Que si maintenant de ces circonstances extérieures de la vie de l’artiste nous voulions pénétrer dans ce qui en constituait l’essence même et le labeur immortel, nous y reconnaîtrions aussitôt un conflit encore autrement douloureux, une fatalité écrasante et terrible. Lorsqu’on embrasse en effet tout l’ensemble de l’œuvre de Buonarotti, il devient évident que cet homme a porté dans son sein tout un monde infini, indéfinissable, et pour lequel il était toujours en quête du verbe créateur et ordonnateur ; qu’il fut tourmenté d’un idéal inconnu à notre humanité, d’un idéal en dehors des données reçues de l’art, en dehors aussi bien de la tradition classique que de la tradition chrétienne. C’est en vain que vous chercherez dans ses fresques et dans ses marbres le reflet divin de la statuaire grecque qui anime les Psychés, les Galatées, les Roxanes, les Hérodiades, et jusqu’aux Madones de Léonard, de Raphaël, de Luini, de Sodoma et de Del Sarto ; vous ne le retrouverez même pas dans celles de ses créations qui se réclament de l’Olympe et de l’antiquité, vous ne le trouverez ni dans son Bacchus, ni dans son Cupidon, ni dans son Apollon, ni dans ces figures allégoriques du mausolée de Saint-Laurent, dont l’inspiration est si directement empruntée à la mythologie. Que ces représentations de l’Aurore et de la Nuit, aux formes exubérantes et sinistres, aux poses violentes et contorsionnées, rappellent peu les divinités d’Homère et de Praxitèle ! Nul mieux que Michel-Ange assurément n’a senti, étudié et admiré la statuaire antique : il l’a étudiée dès son enfance dans le jardin de Saint-Marc ; jeune homme il s’est amusé à faire un Amour postiche que de bons connaisseurs à Rome prirent pour un marbre ancien ; et qu’elle a un sens profond cette légende qui le représente vieux et aveugle, caressant encore d’une main passionnée et fiévreuse le torse célèbre de la galerie du Belvédère ! Une de ses premières œuvres, son bas-relief des Centaures, semble détachée de quelque splendide sarcophage ; et comment oublier les belles restaurations qu’il a faites du Faune dansant de Florence, du Gladiateur mourant du Capitole et du Fleuve du Vatican ? Et pourtant à tous ces chefs-d’œuvre de l’antiquité par lui tant admirés et chéris, il n’a au fond emprunté d’autre principe que ce principe tout extérieur, pour ainsi dire, du nu dont il n’a cessé d’user et d’abuser dans tous les sens ; quant à ce qui faisait l’âme même du grand art des anciens : la sérénité de la pensée et l’harmonie de l’expression, Michel-Ange ne s’en est inspiré dans aucune de ses créations. Il ignora, de parti-pris,