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commande de tableaux ni de statues ; il a seulement travaillé pour trois papes et parce qu’il n’a pu faire autrement… » Ainsi ni l’architecture, ni la peinture, ni la sculpture, — serait-on parfois tenté de penser, — ne lui offraient un mode d’expression suffisant ; il lui fallait, dirait-on, un art plastique tout autre et introuvable, un art aussi personnel, aussi inconnu, aussi immense que le monde qui agitait son âme : moles agitans mentem !

Ce qui est sûr, dans tous les cas, c’est qu’il n’avait qu’en médiocre estime l’art de son temps, et qu’il éprouvait une répulsion invincible pour les plus grands maîtres de la renaissance. Il était de ces natures fortes et passionnées, aussi entières dans leurs affections que dans leurs répugnances. « Ceux qui admirent les œuvres de Michel-Ange, disait Vittoria Colonna, n’admirent que la moindre part de lui-même ; » les lettres intimes que nous avons de lui nous permettent du moins d’admirer son cœur grand et simple, éminemment bon et généreux, et nous forcent de reconnaître également que, chez un tel homme, les inimitiés d’artiste ne pouvaient avoir pour mobile aucun sentiment bas et mesquin. Elles tenaient évidemment à ses convictions les plus profondes, à l’idéal qu’il se faisait de son art ; mais je ne comprends pas comment on s’obstine, de certain côté, à vouloir nier le fait même de ces inimitiés, alors qu’on ne peut citer de Buonarotti un seul témoignage de bienveillance envers ses illustres émules, tandis que l’on connaît de lui plus d’une dure parole à l’adresse des plus éminens parmi eux. « Il n’y a que ces idiots (caponi) de Milanais pour te commander un travail en bronze, » dit-il un jour publiquement à Léonard de Vinci ; et Raphaël n’était à ses yeux qu’un « envieux » qui avait « plus d’application que de génie. » La page sublime de la Sixtine ne fut-elle pas d’ailleurs, et dès l’origine, un manifeste de guerre éclatant et solennel contre la peinture telle qu’on l’avait connue et cultivée jusqu’à ce jour ? Il est vrai qu’on fut loin de s’en douter dans les premiers momens, et qu’on ne vit pas même une révolte là où il y avait déjà toute une révolution. On fut ébloui, fasciné, devant cette voûte de la Sixtine, et pour parler avec Goethe, on n’eut des yeux que pour « ces grands yeux de Michel- Ange, » pour le sens nouveau avec lequel il semblait regarder la nature, et la révéler à une génération ravie. Avec sa candeur et sa bonne foi juvéniles, avec son charmant instinct d’abeille, l’élève immortel de Pérugin se mit aussitôt à étudier les Prophètes et les Sibylles et à y chercher des inspirations nouvelles dont on trouvera la trace dans plus d’une de ses fresques, à partir de cette date, et l’expression peut-être la plus parfaite et la plus libre dans les cartons de Hampton Court. Bien des esprits purent alors croire naïvement à l’union des deux maîtres et des deux croyances, comme ils unissaient eux-mêmes