Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 37.djvu/272

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sinistres, avec des Flagellations, des Ecce homo, des Crucifiemens, des Massacres des innocens, où l’artiste fait surtout valoir la férocité et la vigueur musculaire des bourreaux. Dans la vie des saints, on fait choix des extases les plus convulsionnaires, des miracles les plus disgracieux, des martyres les plus rebutans, et il est effrayant de voir la puissance tortionnaire que sait déployer en de telles occasions un peintre même aussi gracieux et aussi souriant que le Dominiquin. C’est lorsqu’en sortant des Stanze du Vatican, du portique de l’Annunziata ou du réfectoire de Santa Maria delle Grazie, vous vous trouvez brusquement placé devant ces Carraches, Caravage Guerchins et Dominiquins, c’est alors surtout qu’il vous est donné de reconnaître combien notre art a perdu de sa sérénité et de sa noblesse, combien son horizon s’est abaissé et assombri. Vous vous demandez si c’est bien le même art, le même pays, la même religion, et si vous essayez de remonter ce courant impétueux et noir, et de pénétrer jusqu’à sa source, vous arrivez tout droit à la Sixtine et en face du Jugement dernier.

Tout a été dit sur cette peinture formidable dans un débat qui dure déjà depuis plus de trois siècles ; et peut-être même ce bonhomme de Vasari a-t-il épuisé le sujet dès l’origine, en racontant ingénument que la fresque au-dessus de l’autel de la Sixtine fut dévoilée le 25 décembre 1541, con stupore e maraciglia di tutta Roma. L’émerveillement et la stupeur, ces deux sentimens se combattront en effet éternellement devant cette œuvre monumentale : on ne cessera d’admirer la science de Michel-Ange et son « bonheur prométhéen[1], » comme on l’a appelé, à jongler avec la figure humaine dans tous ses mouvemens, ses attitudes, ses raccourcis et ses groupemens possibles on inimaginables ; mais on se demandera toujours avec stupeur si c’est bien là le Jugement dernier dans le sens chrétien et catholique, si c’est bien là ce monde émouvant et terrible que Dante avait placé sous l’invocation « de la divine Puissance, de la suprême Sagesse et du premier Amour. » Et puisque le nom de l’auteur de la Divine Comédie vient d’être prononcé, permettez-moi de protester ici contre cette opinion si courante, si souvent répétée par les autorités même les plus respectables, et si peu fondée cependant, qui voit dans le Jugement dernier une puissante inspiration dantesque. On s’est laissé évidemment influencer à cet égard par les détails tout à fait secondaires et extérieurs : la barque de Charon, le damné enroulé d’un serpent, etc., détails du reste qu’on peut signaler également dans mainte peinture antérieure à Michel-Ange. C’est précisément dans ces peintures du XIVe et du XVe siècle, dans les fresques de Giotto, d’Orcagna et de Fiesole, qu’il est aisé de reconnaître l’empreinte manifeste

  1. Jacob Burckhardt, Cicerone, III, s. v.