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plus vaste ouvert à son activité. S’il s’adonne à l’agriculture, il ne se contentera plus, comme le fermier d’autrefois, d’une vie de labeur sans trêve ni merci, privée de toute jouissance matérielle ou intellectuelle ; il voudra au contraire être mieux logé, mieux nourri, et s’il consent à se donner la peine, c’est avec l’espoir d’une compensation immédiate. Il exigera donc un plus grand bénéfice que l’ancien fermier, et ce bénéfice, il entend le demander non-seulement à une culture mieux entendue et plus productive, mais aussi au propriétaire, dont il ne veut plus subir les conditions. Il faut dire en effet que la législation actuelle est loin d’être favorable au fermier, qui est d’une part sans action légale sur ses ouvriers, et d’autre part à la merci du propriétaire. S’il améliore sa terre, c’est un prétexte pour ce dernier d’augmenter son fermage à l’expiration du bail ; s’il la laisse dans l’état où il la trouve, il perd le bénéfice que-lui donnerait une culture plus soignée. La durée des baux est généralement trop restreinte, car d’après la statistique de 1862, sur 1,000 baux, 170 sont faits pour trois ans, 250 pour six ans, 508 pour neuf ans, et 72 seulement pour une durée plus longue. Pendant des périodes aussi courtes, un fermier sérieux se gardera bien de faire les dépenses et les travaux que nécessite une culture perfectionnée. Il ne pourrait par exemple transformer des terres en prairies, puisque, indépendamment des dépenses à faire, il devrait attendre quatre ou cinq ans avant de pouvoir en profiter. Il est naturel dès lors qu’un homme pouvant disposer de quelques capitaux hésite à cultiver la propriété d’autrui, qui peut lui être enlevée au bout de quelques années, et qu’il préfère acheter et cultiver pour son propre compte une terre dont la valeur s’accroîtra en proportion des sacrifices qu’il fera pour l’améliorer. Aussi les exploitations soumises au régime du faire-valoir direct sont-elles aujourd’hui[1] au nombre de 1,812,182 contre 1,035,769 qui sont soumises au régime du fermage à prix d’argent, et 405,373 à celui du métayage. D’après M. Maur, Block, sur 1,000 agriculteurs, on en compte 524 travaillant pour eux-mêmes, et 476 pour autrui ; ce dernier chiffre se décompose en 143 fermiers, 56 métayers et 277 journaliers.

La crise que nous subissons a donc un caractère plus profond et plus sérieux qu’il ne semble d’abord ; elle a presque un caractère social. Qu’on se l’avoue ou non, on sent que la fonction de propriétaire rentier a fait son temps, et que celui qui veut vivre de la terre doit la cultiver lui-même. À ce point de vue, il n’y a qu’à se féliciter de cette tendance, car plus il y aura de propriétaires exploitant par eux-mêmes, plus l’agriculture sera prospère. Si tous ne

  1. La France agricole, par Gustave Heuzé, inspecteur-général de l’agriculture.